Un an. Voilà un an que nous sommes empêtrés dans cette guerre. Et si, à l’heure d’écrire ces lignes, les balles sifflent toujours, c’est un autre peuple qui les prend à notre place. L’Europe et les Etats-Unis font honneur à leurs valeurs en soutenant l’Ukraine, mais il est des réticences que nous avons entendues dès le début : « Pourquoi en faire autant pour un autre pays ? Ce n’est pas notre guerre ! » ou « On voit tout de suite où va la solidarité ! C’est un truc de Blancs ! ». Des remarques qui se rejoignent sur leurs angles morts.
Non, aucun pays ne soutient l’Ukraine par pure bonté d’âme. Il y a l’émotion et le choc, bien sûr, mais ce qui mobilise deux continents est ailleurs. À travers cette guerre, c’est un conflit de civilisations qui se joue. Car derrière la Russie, c’est une certaine vision de l’être humain qui se dessine : la famille « traditionnelle », la patrie avant le peuple, le religieux qui fraye bien trop près du pouvoir, la loi du plus fort, et l’écrasement des libertés individuelles au profit d’un Etat dictatorial. Et la Russie n’est pas seule à jouer à ce jeu-là.
Avec la crise du Covid, la Chine nous a montré son plus laid visage, séquestrant et matraquant sa population sans relâche. Des images glaçantes nous ont montré des drones, munis de haut-parleurs, patrouiller façon Terminator pour rappeler aux habitants enfermés dans leurs immeubles qu’ils ne pouvaient pas sortir. Ceux qui s’y risquaient étaient tabassés, quand d’autres hurlaient à leurs balcons ou finissaient par sauter par les fenêtres. Des manifestations ont fini par éclater à Shanghai et dans d’autres grandes villes. Brandissant des papiers blancs pour dénoncer la censure, les manifestants sont parfois allés jusqu’à crier des slogans dégagistes à l’encontre du parti communiste. Si ces événements ne représentaient pas la majorité du territoire chinois, ils ont été suffisants pour envoyer un signal fort au gouvernement qui a fini par lâcher du lest.
De Mahsa à Masih
Pour d’autres motifs, l’Iran fait de même, et bien pire, les exécutions s’ajoutant à l’arsenal de répression. Depuis la mort de Mahsa Amini le 16 septembre dernier, la révolte ne faiblit pas. La jeunesse, qui n’a pourtant pas connu l’avant-après, sait que les mollahs ont confisqué une révolte légitime contre le Shah et ont perverti la culture et la vie de ce pays avec une chape de plomb dont il ne veut plus. Ainsi des jeunes gens s’amusent désormais en rue à faire sauter les turbans des têtes, criant aux « barbus » que leur temps est révolu, et des jeunes femmes osent, avec un courage incroyable, se promener sans voile, cheveux au vent, s’exposant aux agressions et arrestations. Ce n’est pas qu’une « révolte des femmes », les hommes sont là aussi pour reprendre la nation aux tyrans. Et les Iraniens expatriés se font le porte-voix de cette rage de vivre. Masih Alinejad, journaliste iranienne réfugiée aux Etats-Unis et suivie sur les réseaux sociaux par des millions d’abonnés, relaye tous les jours les prises de paroles, bravades et actions citoyennes, manifestations et répressions policières qui ont lieu en Iran. Son hashtag « Ma Liberté furtive », engageant les femmes du pays à poster des images d’elles sans voile, a eu un écho retentissant. « Voilà ce que je veux, dit-elle, leur donner le pouvoir de dire non. Si un homme ou une femme est capable de revendiquer son droit sur son propre corps et de dire « non », alors ils seront aussi capables de dire « non » à la dictature ». Avec sa fleur dans les cheveux et son verbe puissant, elle est devenue l’un des symboles de la résistance du peuple iranien. Le régime la hait et tente par tous les moyens de la faire taire, notamment en s’en prenant à sa famille.
En novembre dernier, Masih a été reçue à l’Elysée par le Président Macron. À ses côtés, trois autres dissidentes iraniennes. Ladan Boroumand, milite activement pour la promotion des droits humains et de la démocratie en Iran. Shima Babaei, réfugiée politique en Belgique, fut emprisonnée pour avoir retiré son voile lors des manifestations de 2017-2019. Enfin, Roya Piraie, 25 ans, a vu son visage tragiquement médiatisé en septembre 2022 : dévastée par l’assassinat de sa mère qui manifestait pacifiquement contre le régime, elle a retiré son voile sur la tombe de celle-ci, avant de se couper les cheveux ; le cliché de Roya au cimetière, tête rasée, sa chevelure à la main, fait l’effet d’une gifle. Pour s’être montrée sans voile, elle a dû fuir l’Iran.
L’Afghanistan et ses talibans « modérés » et « inclusifs » – qui, s’ils ont bien appris la maîtrise du lexique woke, n’ont pas changé d’un iota – offre un spectacle non moins tragique. Avec le départ des turbans du pouvoir, les femmes avaient obtenu une souplesse sur le voilement du corps, mais aussi l’accès à l’éducation et à certains métiers, notamment à la télévision. Avec le départ des Américains et le retour des talibans, les droits acquis ont été confisqués les uns après les autres. Malgré les risques, des femmes tentent tout de même de manifester pour le droit à l’éducation. La répression est, là encore, au rendez-vous. Malheureusement, le sort des Afghanes est désormais éclipsé par le soulèvement en Iran et la guerre, si proche, en Ukraine. Une guerre dont l’importance des répercussions échappe encore à certains, qui pensent qu’il ne s’agit que d’un conflit de plus.
Entre Tonton qui s’emporte « On s’en fout de l’Ukraine ! On ne va pas se saigner à blanc pour un autre pays ! Qu’ils règlent ça entre eux ! », et l’acteur français Omar Sy qui s’étonne que l’on soit touchés et que l’on réagisse pour l’Ukraine et pas « pour l’Afrique », les deux déclarations passent à côté du sujet : L’Ukraine se bat à notre place. Elle ne l’a pas voulu, elle y est forcée pour sa survie, reste que ce combat est le nôtre. Car si la Russie incarne l’autoritarisme, l’ultra-conservatisme et la coercition, l’Ukraine, sans être un modèle pour autant, aspire à une vie européenne, démocratique, libérale, et en même temps souverainiste, puisqu’elle tient à sa culture et ses frontières.
En Chine, en Iran et en Afghanistan, les régimes écrasent leurs propres populations. Mais l’espoir demeure car, on le voit bien, les peuples grondent et deviennent individus. Ils prennent la parole au péril de leurs vies, dénoncent la censure, ou font sauter les turbans et les hijabs. Voilà quatre pays, quatre cultures très différentes qui, dans des circonstances très différentes elles aussi, nous montrent que l’Homme est épris de liberté. Qu’il soit athée, bouddhiste, chrétien, musulman, sunnite ou chiite, d’Europe slave ou d’Extrême-Orient, qu’il soit né sous dictature ou libre, l’Homme finira toujours par batailler pour ses droits.
Grand Satan, Petit Satan
La rhétorique bien connue de l’Iran reposant sur les concepts de Grand Satan (les Etats-Unis) et Petit Satan (Israël et/ou ses alliés supposés) est déclinée et adaptée dans chaque dictature. Il s’agit toujours, pour un pouvoir ultra-autoritaire, de rejeter la responsabilité de tous les maux de la terre sur des éléments extérieurs, des pays étrangers qui représenteraient une menace pour l’intégrité physique, culturelle et cultuelle de la Nation.
Or, la menace pour ces régimes réside dans cette quête de liberté que les démocraties libérales ont décidé d’écouter. Raison pour laquelle tous nos acquis sont présentés comme le prolongement d’un impérialisme ou d’un réflexe colonial. La liberté de conscience et d’expression, les droits de l’homme, l’égalité entre les sexes, la défense des minorités, le droit à un procès équitable, tout cela ne serait que ruses pour détruire, au choix : l’unité du monde arabo-musulman, la puissance de la Chine, la Russie et ses « vraies » valeurs chrétiennes, etc. Chaque cas est unique dans son histoire et ses motivations, bien entendu. Tous ces Etats regardent néanmoins nos droits individuels comme un signe de notre faiblesse et de notre irrémédiable déclin : la « décadence » européenne, l’effondrement du Vieux Continent. Le conflit en Ukraine et notre façon de le gérer indique, au contraire, que l’on peut avoir un Etat de droit, une justice et une liberté de la presse, sans pour autant avoir la main qui tremble quand les circonstances le demandent.
Si la guerre fait malheureusement toujours rage, gardons à l’esprit ces enjeux civilisationnels. Des dictatures sont en train de se fissurer, quand d’autres gouvernements se durcissent. C’est tout cela qui se joue dans ce conflit. Ce n’est pas « un tour de passe-passe de l’Europe » pour nous « détourner des vrais problèmes », ni la preuve d’une « émotion à géométrie variable ». C’est une question de survie. Si l’Ukraine tombe par manque de soutien de notre part, ce sera le signal donné à tous ces régimes que leur ère est venue, que la brutalité et le totalitarisme peuvent prendre la main sur le monde démocratique.
Depuis Trump et le Capitole, les Etats-Unis chancellent. L’Europe, elle, regarde avec inquiétude ses populismes monter. Mais le drame de la guerre lui redonne un nouveau souffle de vie, une raison d’être. Ne laissons pas ce souffle retomber. À travers la lutte de l’Ukraine, c’est le futur visage de l’Europe et du monde qui se dessine. Souhaitons le fort et libre.