Plus d’un siècle après le premier congrès de Bâle, 2.500 délégués venus de 42 pays se retrouvent à Jérusalem pour le 39e Congrès sioniste. Dans un monde juif traversé par les crises, l’édition 2025 met en lumière un paysage où se croisent, parfois sans se rejoindre, les traumatismes récents des Israéliens et les préoccupations croissantes de la diaspora.
Au centre de congrès de Jérusalem, ce matin d’octobre, hébreu, anglais, français, espagnol ou encore russe se font entendre. Pour la 39e fois depuis 1897, les représentants sionistes du monde entier se retrouvent. Dans la salle plénière, sur des écrans géants, le regard de Théodore Herzl se pose sur chacun d’eux. Plus d’un siècle sépare ce hall moderne, saturé de LED et de café filtre, au premier congrès de Bâle. Pourtant, l’esprit originel y flotte encore : la même idée d’assembler les fragments d’un peuple dispersé pour débattre, voter et décider d’une direction commune. Dans l’assemblée, un mélange improbable attire l’attention : des kippot noires aux côtés de houltzot bleu ciel des mouvements de jeunesse, des rabbins orthodoxes qui discutent avec des militantes progressistes américaines ou des délégués sud-américains qui échangent des selfies avec des Israéliens du centre du pays.
Ce 28 octobre, les délégués venus de 42 pays ont pris place pour la cérémonie d’ouverture du 39e Congrès Sioniste. La composition de ce Congrès reflète à la fois le paysage politique israélien et les rapports de force idéologiques dans la diaspora. Près d’un tiers des votants sont Israéliens. Leurs mandats sont distribués aux partis en fonction des résultats aux législatives. Quant à la diaspora, les délégués sont élus par les membres de leur communauté. Approximativement un tiers des participants représentent les communautés des États-Unis, le reste des délégués est envoyé par les communautés juives du reste du monde.
Durant deux jours, les participants ont débattu sur des questions essentielles pour les Juifs, chacune plus ou moins controversée. Sur papier, les résolutions du Congrès n’engagent pas juridiquement le gouvernement israélien. Elles n’en constituent pas moins une déclaration politique de la « volonté démocratique du peuple juif », selon la formule consacrée, et servent de boussole idéologique aux grandes institutions sionistes.
Cette année, une trentaine de résolutions ont été soumises. Celles qui ont causé le moins de débats abordaient l’antisémitisme, l’apprentissage de l’hébreu ou encore la reconstruction des kibboutzim proches de la bande de Gaza. D’autres, moins consensuelles, traitaient de la colonisation en Cisjordanie, de la conscription pour tous au sein de l’armée israélienne ou encore de la souveraineté israélienne sur le Mont du Temple.
Pour autant, les discussions qui ont eu le plus d’impact n’impliquent pas la majorité des participants. Car en parallèle des séances plénières et des discussions en commission, les chefs des partis ont négocié l’obtention des postes les plus influents au sein des trois organisations clés du monde sioniste (le KKL, l’Agence Juive et l’Organisation Sioniste Mondiale). Ensemble, ces institutions se partagent un milliard de dollars de budget et sont derrière les initiatives les plus influentes à travers le monde juif, en Israël et en diaspora.
Un Congrès ancré dans un monde juif tourmenté
Si le Congrès s’inscrit dans un héritage plus que centenaire, cette 39e édition se tient à un moment où l’histoire juive s’écrit sous nos yeux. Hasard du calendrier, les représentants se sont réunis au lendemain d’une guerre de deux ans face au Hamas, quelques jours après la signature d’un cessez-le-feu encore fragile et du retour des derniers otages vivants. Bien que l’antisémitisme soit un sujet clé pour une grande partie de la diaspora, certains délégués déplorent la manière dont il est traité. Un membre de la délégation belge de la gauche sioniste, l’affirme : « Les délégués israéliens ne comprennent pas l’antisémitisme vécu en diaspora. Quand on aborde le sujet, ils nous disent de faire l’alyah, qu’il n’y a pas de futur en Belgique. Il y a une véritable déconnexion et une incompréhension de ce que nous vivons ». Laura Gutman Benatoff, déléguée du Meretz de la communauté italienne, évoque un problème similaire : « Il y a énormément de violence dans les débats, notamment dans l’ambiguïté entre antisémitisme et antisionisme. »
Face aux délégués de la diaspora, les Israéliens portent le traumatisme du massacre du 7-Octobre et de l’effondrement de l’appareil sécuritaire. Pour eux, les résolutions les plus essentielles concernent la création éventuelle d’une commission d’enquête d’État sur les défaillances de ce jour-là et la question, explosive, de la conscription des ultra-orthodoxes dans une armée épuisée par deux ans de front. Ces cartes d’expérience différentes nourrissent un décalage, parfois des malentendus, chacun venant avec des attentes différentes.
Au terme de débats parfois techniques, parfois explosifs, le Congrès a adopté une série de résolutions qui montrent les lignes de fracture traversant le monde sioniste. Les textes consensuels ont été votés sans heurts : trois résolutions sur l’antisémitisme ont obtenu une quasi-unanimité. Des résolutions liées à l’éducation, à l’égalité femmes-hommes ou au mentorat féminin sont aussi passées sans opposition majeure. Cependant, dès que les votes ont touché aux questions territoriales ou au pluralisme religieux, la salle s’est fracturée. La résolution travailliste appelant Israël à geler tout nouveau chantier dans la zone E1 (une zone de Cisjordanie qui relie la colonie de Ma’ale Adoumim à Jérusalem-Est) a provoqué un boycott coordonné des délégations religieuses et nationalistes. Elles ont quitté la salle dans le but de faire tomber le quorum. La résolution progressiste visant à instaurer une « égalité d’opportunité » budgétaire entre les différents courants du judaïsme a déclenché des cris de « honte » au moment de sa présentation finale, et a nécessité deux votes pour être validée. Laura Gutman Benatoff a pris part aux débats autour de cette résolution : « Pour la première fois, l’Organisation Sioniste Mondiale reconnaît le judaïsme humaniste et ainsi, pour la première fois, un budget lui sera accordé. En pratique, cela représente un million de dollars par an pour les mouvements de jeunesse de diaspora du Parti travailliste, comme l’Habonim Dror, ainsi qu’un million aux mouvements liés au Meretz, comme l’Hashomer Hatzaïr. » De telles décisions reflètent l’impact concret des débats durant le congrès, bien que la déléguée italienne nuance cette victoire : « Cela ne représente toujours qu’un cinquième de ce que reçoit un mouvement de jeunesse orthodoxe comme le Bne Akiva, mais cette nouvelle reconnaissance est tout de même fondamentale. »
Enfin, plusieurs autres résolutions politiquement sensibles ont franchi l’obstacle : soutien à un modèle de conscription plus universel, appel à une commission d’enquête sur le 7-Octobre, et, fait rare, création d’un mécanisme de soutien financier aux ONG israéliennes de gauche.
La famille Netanyahou s’immisce dans les débats
Les négociations sur les différentes positions dirigeantes des organisations qui composent l’Organisation sioniste mondiale ont, cette année, attiré une lumière médiatique inhabituelle. D’ordinaire, ces tractations relèvent d’un marchandage technique entre appareils politiques, loin des projecteurs. Cette année, l’entrée en scène du fils du Premier ministre israélien, Yaïr Netanyahou, a transformé un compromis discret en affaire politique. Tout commence lorsque Miki Zohar, ministre israélien de la Culture et président du Likoud mondial, conclut un accord de répartition des postes prévoyant de confier à Yaïr Netanyahou la direction du département de la communication et de la diaspora de l’Organisation sioniste mondiale. Le poste est assorti d’un bureau, d’une voiture de fonction et d’un salaire proche de celui d’un ministre. Il est perçu comme un strapontin en or pour un fils de Premier ministre qui vit en grande partie à Miami et s’est surtout fait connaître pour ses saillies ordurières en ligne contre la gauche israélienne ou même le chef d’état-major de l’armée israélienne. Face au tollé suscité par la révélation de cet accord de nomination, plusieurs listes se sont retirées de l’arrangement et le vote a été reporté. Le Congrès a été prolongé de deux semaines pour tenter de trouver un nouvel accord. Lors du dépôt des listes révisées, le nom de Yaïr Netanyahou a finalement été retiré, sans que ses soutiens ne renoncent totalement à l’idée de lui trouver un poste à terme.
À court terme, l’impact politique de ce Congrès reste limité : aucune résolution adoptée à Jérusalem ne renversera un gouvernement. Ce Congrès demeure surtout un baromètre des sensibilités juives mondiales. Mais son poids réel se joue ailleurs : dans la nomination des dirigeants qui contrôlent un milliard de dollars de budget, dans les choix éducatifs et territoriaux qui façonnent le terrain, et dans la manière dont la diaspora tente d’influer sur des décisions éminemment israéliennes. Cette 39e édition laisse une impression contrastée : une énergie sincère autour de l’éducation, du lien Israël-diaspora et de la transmission, mais elle a aussi mis en exergue les luttes d’influence qui rappellent que le sionisme institutionnel n’échappe plus aux logiques politiques ordinaires.






