Vers une normalisation des relations entre Israël et l’Arabie saoudite ?

Frédérique Schillo
Embarqués sur le chemin d’une paix historique avant que ne survienne l’attaque du Hamas, Israël et l’Arabie saoudite n’ont pas renoncé à normaliser leurs relations.
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Depuis le déclenchement de la guerre à Gaza, aucun membre des accords d’Abraham (Émirats Arabes unis, Bahreïn, Maroc) n’a rompu ses relations avec Israël, aucune manifestation anti-israélienne n’a pris place dans les rues égyptiennes et jordaniennes ou dans les pays du Golfe, et l’on reparle même désormais de normalisation entre l’Arabie saoudite et l’État juif.

Impossible pour autant de dire que rien n’a changé. Le Hamas, qualifié hier de « terroriste » par tous ces pays sunnites dits modérés, est devenu celui dont ils préfèrent taire le nom. Si le Bahreïn et les Émirats ont condamné l’attaque contre Israël, ces derniers se disant « consternés » par les prises d’otages, chacun a révisé son communiqué initial pour y faire disparaître le nom du Hamas. En novembre, lors du sommet de la Ligue arabe, où les frères ennemis, le Saoudien et l’Iranien, se retrouvaient pour la première fois depuis le rétablissement de leurs relations en mars, les États ont appelé à la fin des combats et ont unanimement dénoncé « les massacres barbares et inhumains » perpétrés par Israël, mais sans parvenir à s’entendre sur d’éventuelles sanctions. Au cinquième mois de la guerre à Gaza, c’est de cessez-le-feu dont il est désormais question. Avec la perspective d’une solution négociée sur la question de Palestine, clé de la normalisation des relations entre Ryad et Jérusalem.

Une décision stratégique

Les Émirats ont beau menacer en privé Israël de refroidir leurs relations si la guerre s’éternise, Anwar Gargash, le conseiller diplomatique du président de cette fédération, affirme toujours que leurs échanges ne seront pas affectés, car ils se fondent sur « une décision stratégique » à long terme ; expression reprise par le Bahreïn et le Maroc. Et de fait, les accords d’Abraham dépassent la simple relation diplomatique bilatérale avec Israël. Ils s’inscrivent dans une vaste alliance avec les États-Unis et leurs alliés sunnites au Moyen-Orient, toute entière tournée contre l’Iran et ses proxys, du Yémen au Liban. Au cœur de cette alliance figurent ventes d’armes, accords de défense et échanges de renseignements. Une coopération stratégique d’autant plus essentielle que l’influence iranienne s’est renforcée avec la guerre à Gaza. Téhéran entretient un chaos permanent en mobilisant « l’axe de la résistance », tout en évitant l’embrasement régional : au Sud, les rebelles houthis du Yémen parviennent à lancer des missiles balistiques contre Israël et perturbent gravement le trafic maritime international en mer Rouge ; en Irak et en Syrie, les milices chiites ont visé des bases américaines ; au Liban, le puissant Hezbollah accentue sa pression avec des attaques de missiles quotidiennes sur la Galilée. De quoi inquiéter les alliés de Washington. Alors que l’Arabie saoudite, l’Égypte et les Émirats se sont rapprochés du groupe des BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine), au point d’y adhérer depuis ce 1er janvier en même temps que l’Iran, ils pressent aujourd’hui Washington de revenir au Moyen-Orient.

Si l’un des buts du Hamas était de briser les accords d’Abraham et d’empêcher le rapprochement israélo-saoudien, son échec est patent. « Virtuellement tous les pays arabes veulent maintenant intégrer Israël dans la région, normaliser leurs relations », vient de déclarer le Secrétaire d’État américain Anthony Blinken à la conférence sur la Sécurité à Munich. Interrogé sur sa rencontre avec le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salman (MBS) en janvier, il assure que ce dernier a toujours « un intérêt clair à poursuivre dans cette voie ».

Le secrétaire d'Etat américain Antony Blinken est accueilli par le saoudien est accueilli par le ministre saoudien des Affaires étrangères, le prince Faisal bin Farhan Al-Saud, à son arrivée à Al Ula, en Arabie saoudite, le 8 janvier 2024, lors d'un voyage d'une semaine visant à apaiser les tensions au Moyen-Orient.

Diplomatie transactionnelle

Le processus de normalisation se poursuit donc. Ou plutôt s’agirait-il d’une forme de normalisation, en marge des accords d’Abraham. Tout accord avec l’Arabie saoudite, gardienne des lieux saints musulmans, serait un tournant historique pour Israël. Pour Ryad, se lier avec Jérusalem lui assurerait de renforcer le pacte de défense avec Washington, de bénéficier de la technologie militaire et des renseignements israéliens, mais également de se protéger d’un Iran nucléaire. L’un des dossiers de cette diplomatie transactionnelle concerne en effet la demande des Saoudiens d’enrichir de l’uranium sur leur sol dans le cadre d’un programme nucléaire civil. Un sujet qui ferait presque passer la question palestinienne au second plan aux yeux des militaires israéliens. Selon une information du Wall Street Journal parue peu avant le 7 octobre, Netanyahou aurait chargé des experts israéliens de coopérer à la création d’un programme saoudien d’enrichissement de l’uranium dirigé par les États-Unis, et ainsi mieux l’assortir de garanties pour Israël. Coopération militaire, nucléaire… On comprend que MBS ait déclaré dans un entretien avec la presse étrangère en 2022 : « Nous ne considérons pas Israël comme un ennemi mais comme un allié potentiel, avec de nombreux intérêts que nous pouvons avoir en commun. (…) Mais nous devons résoudre certains problèmes avant d’en arriver là », avait-il ajouté. « Nous espérons que le conflit entre Israéliens et Palestiniens soit résolu. »

La guerre à Gaza a bouleversé la donne. Quand 91 % des Saoudiens voient dans l’offensive du Hamas une victoire pour les Palestiniens et le monde arabe, selon un sondage du Washington Institute, impossible de se contenter d’une vague promesse israélienne de ne pas annexer les Territoires, comme celle donnée jadis aux Émirats. Le 7 février, Ryad a dévoilé ses conditions dans communiqué, inchangées depuis son Initiative de paix de 2002 : la création d’un État palestinien dans les frontières de 1967, avec Jérusalem-Est pour capitale. Cela ne met pas fin au projet de normalisation, mais contraint davantage le médiateur américain.

Processus de paix

Parmi toutes les correspondances entre la guerre du Kippour et l’attaque du Hamas déclenchée quasiment jour pour jour 50 ans plus tard – également un shabbat, lors d’une fête religieuse, après une même faillite du renseignement –, il y a l’idée que du conflit peut naître une nouvelle réalité géopolitique. C’est ce à quoi s’emploie Blinken en reprenant la méthode de son lointain prédécesseur Henry Kissinger. En 1973, « Henry le magicien » avait lancé la « diplomatie de la navette » ; Blinken en est à sa cinquième tournée au Moyen-Orient depuis le début de la guerre. Kissinger avait inventé la « diplomatie des petits pas », privilégiant la recherche de progrès graduels sur des sujets précis au détriment d’un accord global, jugé utopique ; Blinken négocie un accord sur la libération des otages assorti d’une trêve, en espérant la convertir en cessez-le-feu permanent à Gaza. L’objectif est de parvenir à un « processus de paix » débouchant sur la création d’un État palestinien parrainé par l’Arabie saoudite et d’autres États du Golfe ; une expression qui renvoie là encore à Kippour puisqu’elle fut forgée par Harold Saunders, l’assistant de Kissinger pour les affaires du Proche-Orient.

La différence – majeure – entre 1973 et aujourd’hui tient aux acteurs du conflit. Sadate et Assad alignaient des armées régulières avec des buts de guerre limités, alors que le Hamas est un groupe terroriste dont l’objectif affiché est l’anéantissement d’Israël. Les Américains envisagent de confier les rênes de Gaza à l’autorité palestinienne, dont le président Biden a dit souhaiter qu’elle soit « rénovée ». Mais qui pour remplacer un Mahmoud Abbas vieillissant, délégitimé auprès de son peuple ? Le nom de Mohammed Dahlan circule pour Gaza. Originaire de Khan Younes, l’ancien chef de la sécurité du Fatah dans l’enclave, exilé depuis dix ans à Abou Dhabi où il conseille le prince héritier Mohammed ben Zayed, a l’avantage d’être israélo-compatible. Son arrivée dans Gaza marquerait le passage d’influence du Qatar aux Émirats.

Côté israélien, la question du leadership est autant épineuse. Netanyahou, également délégitimé après la faillite du 7 octobre, est le prisonnier, sinon le complice, d’une extrême droite messianique, qui rêve d’annexer la Cisjordanie et de revenir à Gaza. Sommé par les Américains de dévoiler son plan pour l’après-guerre, il prévoit de confier les affaires civiles aux Palestiniens tout en y maintenant un contrôle de Tsahal. Coupant court aux rumeurs d’une reconnaissance unilatérale de la Palestine par Washington, il rejette fermement ce qui serait vu dans l’état comme « une énorme récompense à un terrorisme sans précédent ». Un constat partagé par la classe politique puisque la Knesset l’a rejoint sur ce point par 99 voix sur 120. Toutefois, si un État palestinien émergeait de façon graduelle dans le cadre d’une normalisation entre l’Arabie saoudite et Israël, le centre-gauche israélien y serait prêt. Et même Netanyahou : « c’est sa seule chance de changer ou d’influencer son héritage politique », glisse un haut-responsable israélien à son biographe Ben Caspit dans al-Monitor.

La fenêtre d’opportunité d’une normalisation entre Jérusalem et Ryad ne s’est pas encore refermée. Mais le temps presse pour Biden. Le 7 mars, il doit prononcer un grand discours sur l’Union. À partir du mois de mai, il sera concentré sur sa campagne électorale. Les États-Unis auront alors d’autres priorités, même si l’Iran se renforce et poursuit chaque jour sa marche vers le nucléaire.

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Frédérique Schillo
Frédérique Schillo
Historienne, spécialiste d’Israël et des relations internationales. Docteur en histoire contemporaine de Sciences Po Paris