Point de conte de Hanoucca à chroniquer, point de comédie réconfortante à l’horizon. Après Golda, voilà encore un film qui, coïncidence du calendrier, retourne l’estomac à la lumière de l’actualité et des otages capturés le 7 octobre dernier. L’Enlèvement dépeint un drame avéré : un soir de 1858, des soldats du pape font irruption chez les Mortara, famille juive de Bologne, pour embrigader dans les ordres leur fils Edgardo, âgé de 7 ans, baptisé à l’insu de tous. Incrédules, dévastés, les parents tenteront tout pour récupérer leur fils.
Unique dans son retentissement mais effacée par les années, l’affaire Mortara n’aura cependant pas été un fait isolé : « Il y a eu de nombreux cas – des centaines depuis les années 1500 – en raison du fait que les familles juives, durant shabbat, avaient besoin d’avoir une servante catholique », explique le réalisateur. Et si les conversions forcées constituaient souvent le seul moyen pour ces familles de récupérer leur enfant kidnappé, les Mortara n’accepteront, eux, jamais de faire du judaïsme une monnaie d’échange.
Tirant de l’ombre ces abus dans une fresque grandiloquente, Marco Bellocchio, 83 ans, manie le clair-obscur dans le fond comme dans la forme. S’appuyant sur les faits historiques, il extrapole le cheminement de ses personnages. Il s’empare de la caméra comme d’un pinceau, joue des contrastes, étale sur l’écran les ors et les pourpres du pouvoir pontifical inflexible face aux heures sombres traversées par la famille meurtrie. Il illustre l’agitation de la rue qui aboutit à l’unification de l’Italie, éclaire les individus dans la foulée ; pointe le pouvoir de la presse qui mobilise l’Italie libérale et sensibilise la communauté juive internationale.
Bellocchio orchestre ses images au rythme d’un montage et d’une musique haletants, crée des rimes et des dissonances. À la chaleur familiale succède la froideur pontificale, aux prières hébraïques adressées à Elohim supplée le rite en latin voué au Christ. Et certaines séquences s’imprimeront sur la rétine, telles ces tentatives diplomatiques des représentants de la communauté juive de Bologne implorant Pie IX ; tel ce retentissant procès débouchant sur le cri abyssal, animal, d’un père malmené.
Syndrome de Stockholm
Mais. Il y a surtout l’étrange destin du tendre Edgardo, au centre de l’affiche du film, qui apparaît tel un jouet, un trophée, sur les genoux du pape. Arraché à l’insouciance, le garçon n’aura d’autre choix que puiser dans ses ressources pour s’adapter, se soumettre aux nouvelles règles et aimer Jésus-tué-par-les-Juifs. Ses détresses et satisfactions passent ici sous cape, le catéchumène observe, obéit. Son regard spontané fixe désormais une croix placée au loin, en hauteur. C’est aussi, passé le conflit de loyauté, l’histoire d’un lavage de cerveau, d’un endoctrinement, mâtiné du syndrome de Stockholm, lequel laisse apparaître l’attachement de la victime à ses bourreaux. C’est enfin l’histoire d’une vie brisée, d’une famille mutilée, d’une communauté abusée.
Encore une fois, cette révélation historique, servie par des acteurs magnifiques d’intensité, vaut l’effort d’aller voir, en salle, ce film aux résonnances particulièrement douloureuses. En surimpression de ce récit, défileront des images et des références plus récentes, qu’il s’agisse des « enfants cachés » durant la Seconde Guerre mondiale ; de l’affaire Finaly – où la tante de Gérald et Robert, orphelins de parents juifs morts en déportation, avait peiné à récupérer ses neveux, retenus et baptisés par Antoinette Brun –, ou encore du film Amen de Costa-Gavras, récemment diffusé sur Arte.
Marco Bellocchio, qui avait découvert l’affaire Mortara il y a une dizaine d’années, s’était rétracté lorsqu’il avait appris l’intérêt de Steven Spielberg pour ce même sujet. Lorsque Spielberg a abandonné le projet, il y est revenu de plus belle, dénonçant les agissements avilissants de l’Église et rendant hommage à cette famille juive qui n’a cessé de se battre, de sensibiliser l’opinion face au pouvoir arbitraire. Marco Bellocchio, qui s’est récemment vu remettre une Palme d’honneur pour l’ensemble de sa carrière à Cannes, et qui n’en est pas à sa première critique ouverte de l’Église, a envoyé une copie de L’Enlèvement au Vatican.
L’ENLÈVEMENT
Un film de Marco Bellocchio
Durée : 135 minutes
Sortie en salles : le 6 décembre 2023
Trailer : https://youtu.be/qyjVj1uv194