Paul Morand ? Quand même pas !

Henri Raczymow
A force de répéter que l’écrivain français Paul Morand était certes un homme méprisable mais un écrivain talentueux dont le style fait de son œuvre la « feuille de température » de son époque, certains journalistes et écrivains ont une fâcheuse tendance à minimiser ou tolérer l’antisémitisme viscéral qu’il a exprimé jusqu’à sa mort en 1976.
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Le 21 novembre 2020, Alain Finkielkraut consacrait son émission Répliques sur France-Culture à l’écrivain antisémite Paul Morand. Le prétexte était une double parution concomitante aux éditions Gallimard : une biographie par Pauline Dreyfus et le premier volume du Journal de guerre de l’écrivain, membre alors à Vichy du cabinet de Pierre Laval. Parmi les amis de Paul Morand à Vichy : René Bousquet qui diligenta en juillet 1942 la rafle du Vel d’Hiv, Darquier de Pellepoix, le commissaire aux questions juives, Abel Bonnard, académicien, ministre de l’Education nationale, qu’on surnommait « Gestapette », et tutti quanti. Dans son Journal de guerre, on peut lire que Morand souhaitait que la France se comporte avec les Juifs comme les Allemands en Pologne. Cela seul devrait suffire à appeler cet écrivain par le nom qui lui convient le plus : une ordure.

L’émission radiophonique de novembre dernier n’était pas à proprement parler complaisante. Pourtant, nous fûmes un certain nombre d’auditeurs à ressentir un vrai malaise. Un ami, par ailleurs ardent d’admirateur d’Alain Finkielkraut, eut cette boutade : « Finkielkraut aime les antisémites, pourvu qu’ils ne soient pas arabes ». « Morand quand même », écrivait naguère Philippe Sollers dans Le Monde, et Pauline Dreyfus avouait dans une interview qu’elle trouvait l’homme détestable mais qu’elle admirait l’écrivain.

Un salaud

S’agissant de Morand, on tombe toujours sur le même mouvement, la même antienne : c’était un salaud, mais quel grand styliste ! On peut ne pas être d’accord avec cet irénisme. On peut contester que, comme le laisse entendre Pauline Dreyfus, Morand soit devenu antisémite parce qu’il n’aimait pas Léon Blum et que le Front populaire de 1936 lui faisait horreur. Eh bien non, Morand, en 1936, était déjà antisémite, et depuis fort longtemps, depuis toujours. Une autre excuse voudrait que ce soit sa femme, l’horrible et richissime princesse Soutzo qui le contamina. Mais non, le ver antisémite était déjà dans le fruit.

Pourtant, le point nodal de l’affaire Morand, c’est Marcel Proust. A savoir l’amitié indéfectible de l’auteur de la Recherche, décédé en novembre 1922, à l’égard du jeune diplomate qu’était Morand, homme à femmes, à voitures (les Bugatti), ce dandy léger épris de vitesse et d’aventures. Si Proust, dira-t-on, était si attaché à Morand, ce dernier, ipso facto, ne pouvait pas être un si méchant homme. Autrement dit Proust est la caution magnifique de Morand. Il convient de regarder les choses d’un peu plus près. D’abord Proust était mondain et il adorait, surtout pour des raisons littéraires d’ailleurs, se rendre au Ritz où la princesse Soutzo avait en toute simplicité élu docile. Mais sa mondanité était au service de son œuvre. Il est vrai que Proust écrivit une préface à un recueil de nouvelles que commis Morand en 1920, Tendres Stocks. Curieuse préface. Proust commence par dire que Morand est un auteur assez connu pour avoir besoin d’une préface. Et il parle de tout autre chose qui le préoccupe davantage : du style, d’Anatole France, de Baudelaire, de Sainte-Beuve…

Non, Morand n’a pas attendu l’avènement de Léon Blum pour devenir l’antisémite qu’en vérité il a toujours été. Dans Ouvert la nuit, ouvrage de 1922, on lit que lorsqu’on s’approche d’une synagogue on y aspire « l’odeur juive de l’escalier ». Dans un autre de 1929, New York, on lit que les rues de l’East Side sont « grouillantes et désordonnées (…) comme les iodées dans un cerveau juif ». Un jour de 1918, Proust offrit à Morand les six volumes de l’Histoire de l’affaire Dreyfus de Joseph Reinach « pour m’apprendre à ne plus être antisémite », rapportera Morand innocemment. Bien plus tard, à la fin de la guerre, il sera révoqué du Quai d’Orsay et trouvera refuge en Suisse. Il se présente à l’Académie française mais de Gaulle oppose un veto catégorique, et sa candidature suscite l’indignation de bon nombre d’écrivains : François Mauriac, Jules Romains, Georges Duhamel… Il sera reçu dix ans plus tard, en 1968, par des Académiciens moins regardants.

Antisémite, misogyne, xénophobe, homophobe, haïssant la démocratie (on trouve ces traits dans tous ses livres), d’aucuns voudraient l’excuser en vertu de son beau style. Nous ne partageons pas cet avis. Certes, il vouait Léon Blum aux gémonies, mais son antisémitisme viscéral lui était consubstantiel, et bien antérieur au Front populaire. Il eût été bon que Madame Pauline Dreyfus (sans rapport avec l’Affaire !) s’en avisât.

 

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