Anny Cordy et les maîtres chanteurs

Nicolas Zomersztajn
En organisant une consultation populaire pour rebaptiser le tunnel Léopold II, le gouvernement bruxellois a mis en exergue les limites de la démocratie participative.
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Chassez le colonialisme le plus cruel de Léopold II et ce sont les préjugés racistes véhiculés par Annie Cordy qui reviennent au galop. En effet, sur les 30.715 personnes qui ont participé à cette consultation en ligne, c’est la chanteuse Annie Cordy qui l’a remporté avec 22,5% de votes favorables. Le tunnel portera son nom. A en croire la réaction indignée de groupuscules antiracistes décoloniaux, le tube Cho ka ka o d’Annie Cordy « a contribué à forger le fantasme occidental d’une Afrique où des Noir.e.s sont d’éternel.les sauvages… ». La Bruxelloise préférée des Français aurait « involontairement ou inconsciemment suivi la mode du dénigrement des Noirs ». Décédée l’année dernière, Annie Cordy est désormais marquée du sceau infamant du racisme.

Il est vrai que la chorégraphie de Cho ka ka o puise dans le registre raciste du Blackface (grimage en noir et lèvres démesurément épaisses). Personne ne nie non plus que Missié, une chanson qu’elle a interprétée en 1956 procède du racisme et du paternalisme de la Belgique (réellement) coloniale des années 1950. Il convient toutefois de ne pas faire de cette chanteuse populaire ce qu’elle n’a jamais été : une raciste invétérée. Certes, Annie Cordy ne s’est jamais illustrée par sa participation au combat antiraciste comme a pu le faire Frank Sinatra aux Etats-Unis par exemple, mais elle n’a jamais tenu de propos racistes ni figuré parmi les soutiens de mouvements racistes. Nonobstant les différences énormes de registre, on ne peut pas faire d’Annie Cordy la Richard Wagner de la variété.

Si l’analogie à Wagner peut paraître inappropriée, elle nous apporte toutefois un éclairage intéressant sur l’incohérence de la polémique Annie Cordy. Aujourd’hui, personne n’ignore que les œuvres de ce compositeur allemand étaient imprégnées de nationalisme ni qu’elles ont été adoptées au 20e siècle par le IIIe Reich. Pire, Wagner a même théorisé en 1850 sa haine des Juifs dans le pamphlet Le Judaïsme dans la musique. On peut y lire entre autres : « Je tiens la race juive, pour l’ennemie née de l’humanité et de tout ce qui est noble. (…). Le judaïsme est en train de nous détruire, nous les Allemands, et je suis peut-être le dernier qui sache s’opposer résolument à lui, alors qu’il s’est déjà rendu maître de tout ».

Et pourtant, plus de 138 ans après sa mort et 76 ans après la chute du IIIe Reich, les maisons d’opéra et les festivals les plus en vue continuent de programmer les œuvres de Wagner. Des statues à son effigie trônent encore dans le paysage urbain de villes comme Berlin, Venise et même Cleveland (Etats-Unis). Mais surtout, les metteurs en scène les plus progressistes, prêts à tout pour ne pas être accusés d’appropriation culturelle et soucieux de valoriser le point de vue des dominés victimes du patriarcat blanc et capitaliste, se battent pour monter leur Wagner. Même Edward Saïd, théoricien littéraire américano-palestinien et maître à penser des études postcoloniales et de l’antiracisme décolonial, nourrissait une admiration sans borne pour Wagner.

Est-ce donc bien raisonnable de porter au pinacle un compositeur antisémite, misogyne et raciste en insistant sur le fait qu’il faut le replacer dans son contexte historique et de clouer au pilori une chanteuse de variétés qui serait la première à regretter qu’une de ses chansons puisse heurter quiconque ? La réponse est non évidemment.

Ce n’est pas en diabolisant des innocents que les mouvements antiracistes décoloniaux remporteront la bataille des idées. S’ils passent leur temps à privilégier l’émotion et à s’indigner en permanence d’un « racisme inconscient » mais invérifiable, ils rendront impossible toute discussion argumentée et empêcheront de penser. Ce qui est un comble pour un courant qui se revendique de la pensée critique.

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