Qui gardera les gardiens des murailles ?

Elie Barnavi
Dans la nuit de jeudi à vendredi 21 mai, à deux heures, un cessez-le-feu a mis fin à l’opération « Gardiens des murailles », la quatrième conflagration majeure dans la bande de Gaza en douze ans. En voici un bilan, évidemment provisoire.
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Sur le plan tactique, Tsahal a fait son travail, encore que, de l’avis de ses généraux eux-mêmes, ses résultats sont moins mirobolants que ceux dont il fait état publiquement. L’assassinat ciblé de nombre des chefs militaires du Hamas et du Djihad islamique et de responsables civils du développement de leur programme de missiles ; la destruction systématique de leur infrastructure militaire – sites de fabrication de projectiles, rampes de lancement, dépôts de munitions ; et, surtout, le bombardement du « métro », le réseau de tunnels de défense, d’attaque, de refuge et de commandement qui était censé remplacer les tunnels creusés sous la frontière avec Israël, détruits lors de la précédente campagne de l’été 2014 et empêchés de se reconstituer par le système de protection souterrain mis en place depuis – tout cela a porté aux deux organisations islamistes des coups très durs dont ils mettront longtemps à se remettre.

L’armée a-t-elle pour autant remporté la victoire ? Non, pour la bonne raison que, dans un conflit asymétrique de cette nature, la victoire des armes est inatteignable. Pour ne prendre que des exemples récents, les Russes et les Américains l’ont appris à leurs dépens en Afghanistan, les Français en font l’expérience dans le Sahel. En l’occurrence, il suffit au Hamas et au Djihad islamique de tirer une dernière salve de roquettes pour se targuer d’avoir gagné. Autrement dit, tant que le faible reste debout, il peut revendiquer la victoire, tant que le fort n’a pas annihilé le faible, la victoire lui échappe. Mais pourquoi, demandera-t-on, ne pas « finir le boulot », et, étant donné la disparité des forces en présence, ne pas justement annihiler l’adversaire ? Après tout, on n’est pas dans le Sahel, mais dans une étroite bande de territoire, où l’ennemi, proprement piégé, est parfaitement identifié.

La réponse à cette question est double, tactique et stratégique. Du point de vue militaire, en finir avec le Hamas passe par une incursion terrestre dont le prix en vies humaines et destructions civiles risque de s’avérer insoutenable, aussi bien aux yeux des Israéliens que de l’opinion internationale. Du point de vue stratégique, cela suppose un changement de cap conceptuel à Jérusalem. Arrêtons-nous un instant sur cet aspect, trop souvent négligé dans les analyses à chaud des événements. Toute la stratégie palestinienne de Benjamin Netanyahou est fondée sur la division du peuple palestinien en deux tronçons séparés et hostiles l’un à l’autre, la Cisjordanie sous l’Autorité de Mahmoud Abbas et la bande de Gaza au pouvoir du Hamas et, accessoirement, du Djihad islamique. Dans cette optique, il a besoin du Hamas – un Hamas aussi faible que possible mais assez fort pour se maintenir au pouvoir – pour faire contrepoids à l’Autorité palestinienne. Discuter avec cette dernière pour aboutir à un règlement négocié ? Impossible, elle ne parle pas au nom de l’ensemble du peuple palestinien. Discuter avec le Hamas ? Comment cela serait-il possible s’agissant d’un mouvement terroriste dont le but proclamé est la destruction de l’Etat juif ? Voilà pourquoi il a toujours privilégié celui-ci à celle-là, en le maintenant soigneusement sous perfusion, notamment en facilitant des transferts massifs d’argent qatari – 1 milliard de dollars ces trois dernières années – grâce auxquels l’organisation terroriste s’est dotée de l’arsenal de missiles dont nous venons de faire les frais. Et voilà pourquoi ce round risque de se terminer comme les précédents, par un cessez-le-feu qui tiendra le temps que le Hamas se refasse une santé. Jusqu’à la prochaine fois.

Cependant, ce serait une erreur que de considérer cette flambée de violence comme une simple répétition de celles qui l’ont précédée. Jusqu’ici, les buts de guerre du Hamas se réduisaient à la bande de Gaza : levée du blocus et arrivées d’argent qui permettent le paiement des salaires de ses combattants et de ses fonctionnaires. Cette fois-ci, il a vu plus grand : la défense de Jérusalem et d’al-Aqsa. Dans un parallélisme troublant avec notre opération « Gardiens des murailles », le Hamas a appelé la sienne Seif al-Aksa, l’épée d’al-Aqsa. L’alignement des (mauvais) astres lui a été propice. La concomitance, à un jour près, du Laylat-al-Qadr, le jour le plus saint du calendrier musulman, et de Yom Yerushalayim, la Journée de Jérusalem, l’occasion annuelle de débordements nationalistes juifs ; la décision imminente de la Cour suprême concernant l’éviction de leurs maisons du quartier arabe de Sheikh Jarrah au profit de colons extrémistes ; l’annulation des élections palestiniennes par un Mahmoud Abbas aux abois, convaincu à juste titre qu’il risque de les perdre ; une série de décisions catastrophiques de la police à la porte de Damas puis sur le mont du Temple, au mépris des conseils du Shin Beth – telle est la toile de fond de la première volée de roquettes du Hamas sur Jérusalem. Le reste, c’est l’engrenage classique de la violence, avec, cette fois, une intensité particulière. Pour le Hamas, c’est un coup de maître. Marginalisé par Israël et ses nouveaux amis du Golfe, frustré de sa victoire attendue aux élections, privé de perspectives économiques et politiques, le voici promu du jour au lendemain champion de Jérusalem et, par la grâce de la magie de la ville sainte, le grand unificateur des quatre membres dispersés du peuple palestinien : ceux de Gaza, ceux de Cisjordanie, ceux de 
Jérusalem, et oui, pour la première fois de cette manière, ceux « de l’intérieur », autrement dit les citoyens arabes de l’Etat d’Israël. C’est ce dernier front, domestique, qui est le plus angoissant. Lynchages, pogroms, ratonnades, incendies, pillages… même aux jours sombres d’octobre 2000, lors de la seconde Intifada, on n’avait pas vu un tel déchaînement de violence intercommunautaire. Certains n’ont pas hésité à évoquer un début de guerre civile. Cela est d’autant plus tragique que l’intégration des Arabes israéliens a fait ces dernières années des progrès spectaculaires.

Faut-il en désespérer ? Sans doute pas. J’y reviendrai à l’occasion. Face à ce désastre protéiforme, les prouesses de Tsahal, pour manifestes et nécessaires qu’elles soient, s’apparentent à un cautère sur une jambe de bois. Entré dans la campagne sans buts de guerre bien définis, sinon « rétablir le calme » et « restaurer sa capacité de dissuasion » – notion floue dont on ne cesse de vérifier l’inconsistance –, il en est sorti, on a vu pourquoi, sans la « photo de victoire » à laquelle il aspirait. Car Gaza seule est sans solution. C’est l’ensemble de l’équation palestinienne qu’il faut traiter. Hélas, avec un gouvernement de bras cassés dominé par un premier ministre occupé exclusivement à se survivre, un Mahmoud Abbas démonétisé jusqu’à l’insignifiance et une administration américaine qui a d’excellentes raisons de regarder ailleurs, tout espoir de transformer cette crise en opportunité diplomatique s’apparente à une illusion de plus. Au moins, l’alliance objective entre le Hamas et notre valeureux Premier ministre n’a-t-elle pas bénéficié qu’au premier. En effet, touchant renvoi de l’ascenseur, le Hamas a obligeamment offert à Netanyahou l’occasion d’enterrer le « gouvernement de changement » qui était à deux doigts de voir le jour. Heureux homme, pauvres de nous.

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Elie Barnavi
Elie Barnavi
Historien, professeur émérite de l’Université de Tel-Aviv et ancien ambassadeur d’Israël