Rien que le titre, emprunté au livre de Jacques Derrida, génère bien des imaginaires, mais d’emblée le visuel de l’affiche rassure. On y voit une mère souriante cadenasser, de ses mains emmitouflées, la tête bouclée de son fils au visage malléable et tordu façon Chaïm Soutine. Autres indices sur cette photo de famille : le tissu fleuri du canapé, le mur bleu canard et les bibelots suspendus.
Pour son premier film en tant que réalisateur, Noé Debré a pointé sa caméra sur un électron libre et volatil en la personne de Bellisha, un Sarcellois de 26 ans. Bellisha qui vit toujours chez Maman, à qui il ment comme il respire. Bellisha qui s’oriente dans la vie avec la conviction d’un bouchon de liège flottant sur une rivière, généralement bercé mais parfois pressé par des courants inopinés. Ce Zelig décomplexé ne cherche sa place ni dans sa vie ni dans la société. Il n’en a pas, excepté celle, attentionnée, aux côtés de sa mère malade. Bellisha se contente d’exister, c’est la société qui cherche à le formater et l’étiqueter.
Alors que sa mère, confinée, se penche de son balcon sur la vie de quartier, elle perçoit les fibres du tissu social transformées : « Y’a plus que des Arabes et des Noirs », lâche-t-elle, consciente de ne plus faire partie du métissage. Se réveillant d’une longue léthargie, Giselle constate que tous les autres Juifs sont partis ou ont réussi à partir. Pas nécessairement en Israël ou à l’étranger, mais dans d’autres quartiers, plus « sûrs », de la région parisienne. Les coreligionnaires ont effectivement fait leurs valises ; l’épicerie casher, faute de clients, vide ses rayonnages avant de fermer ; et des tags antisémites se faufilent jusqu’au palier de l’immeuble où vit cette dernière famille juive du quartier.
« Il faut qu’on parte ! »
De fil en aiguille, Giselle sera prise d’un leitmotiv inquiet comme d’un hoquet : « Il faut qu’on parte ! », ressasse-t-elle, plus souvent que la ritournelle pascale L’an prochain à Jérusalem. Mais où, quand, comment passer à l’action relève d’autres ressources que juste fredonner la chanson Partir de Julien Clerc. Pendant ce temps, Bellisha continue d’entretenir des relations avec ses voisins, Arabes, Musulmans et Noirs, dans la cité. Ceux qui stigmatisent la famille monoparentale sont-ils les mêmes que ceux qui la toléraient hier, le vivre-ensemble s’est-il muté en suspicion haineuse, la mixité culturelle, religieuse a-t-elle fait place à une chasse gardée ? C’est dans cette complexité distillée, infusée, d’intégration et de bannissement, que slalome Bellisha le baladin.
S’il semble dériver comme un funambule, le jeune homme, plus subtil qu’on ne l’imagine, s’attache à masquer ces nouvelles réalités à Giselle. Tout comme Alex, dans le film Good bye Lenin! de Wolfgang Becker, cachait par tous les moyens la chute du mur de Berlin à sa mère sortie quelques mois plus tard du coma, Bellisha joue lui aussi le rôle d’écran ou de filtre extérieur/intérieur.
Comédie tragique ou tragédie comique, ce long métrage du talentueux Noé Debré, scénariste par ailleurs aguerri, est un film où l’on rit beaucoup. Malgré ses thèmes qui traitent d’antisémitisme, de départ et d’inertie, d’amour, d’humour, de mal-être et de tristesse, on se laisse séduire par la légèreté habile de Bellisha/Michael Zindel, aux facettes de Charlie Chaplin, Vincent Lacoste, Pierre Richard ou Roberto Benigni. À ses côtés, Giselle/Agnès Jaoui incarne aussi un beau rôle de mère sépharade, affaiblie et préoccupée par l’avenir de son fils, souhaitant, ici par des cours de self-défense, là par l’apprentissage d’un métier, l’outiller pour se défendre dans ce monde hostile et lui permettre, qui sait, de vivre un jour ailleurs, en sécurité.
Le Dernier des Juifs esquisse subtilement la révolution du soleil qui, après avoir, un temps, tenu au chaud une communauté juive, poursuit sa trajectoire, la laissant, de façon récurrente, dans l’ombre, la forçant à le retrouver plus loin.
Cette fable réaliste aux touches impressionnistes illustre assez bien la destinée du peuple juif, rappelant, notamment, ses épreuves dans l’Europe des années 1930, en Afrique du Nord – et plus spécifiquement, ici, en Algérie – des années 1960, ou encore en France, de 2012 à aujourd’hui.