Le virus et la démocratie

Guy Haarscher
On entend parfois, en ces temps de coronavirus, vanter les mérites des régimes autoritaires qui, mieux que les démocraties, auraient réussi à affronter la pandémie. D’ailleurs, les démocraties elles-mêmes ont dû se durcir : elles ont adopté diverses lois de pouvoirs spéciaux leur permettant de prendre des mesures qui soient à la hauteur de la situation.
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Certes, les circonstances exceptionnelles sont toujours grosses de dangers : la démocratie libérale, faite de freins et d’équilibres, affaiblit le pouvoir pour de bonnes raisons : pour éviter, justement, qu’il ne vire au despotisme. Mais il est des situations dans lesquelles l’Etat doit être « musclé » pour pouvoir affronter des dangers graves et exceptionnels. Dans ce cas, le renforcement du pouvoir est nécessaire. Mais il ne signifie nullement la fin des checks and balances : seulement leur mise entre parenthèses partielle (les individus ne perdent évidemment pas tous leurs droits) et temporaire.

Bien entendu, une démocratie malade pourra être affectée plus que d’autres par de telles mesures. La Hongrie de Viktor Orban en fournit un triste exemple : il s’est attribué des pouvoirs exceptionnels considérables sans limitation dans le temps, lui permettant, sous le prétexte de la lutte contre la pandémie, de soumettre plus encore ses opposants et la société civile à son pouvoir, saisissant en fait l’occasion de mettre en pratique sa théorie de la démocratie illibérale.

Mais on ne peut généraliser ces excès dus à un leader autoritaire tentant, comme tous les populistes, de se débarrasser des contraintes inhérentes à l’Etat de droit, même si la vigilance est partout de rigueur, par exemple à l’égard du traçage par smartphone de tous ceux avec lesquels une personne infectée serait entrée en contact.

Ces limitations drastiques de la liberté d’aller et venir, la surveillance des déplacements et autres mesures d’exception nous seraient apparues tout à fait impensables il y a seulement deux mois. En Iran et dans de nombreux pays musulmans, il existe une police des mœurs qui empêche les gens, pour faire respecter la loi islamique, de s’attabler à une terrasse avec qui ils veulent. Eh bien, aujourd’hui, il existe dans nos démocraties une police qui empêche que l’on se touche, s’embrasse, se regroupe – voir simplement que l’on sorte de chez soi. Mais la comparaison s’arrête là : le but des mesures en question est d’intérêt général (la préservation de la santé publique) et non particulier (la défense d’un ordre moral voulu par des bigots) – et les pouvoirs des forces de l’ordre sont limités par la loi, même dans cette situation proprement inouïe.

Les démocrates doivent continuer à être fiers du régime qu’ils défendent et ne pas se laisser intimider par ceux qui les accuseront d’être « politiquement corrects ». Il y a eu des manquements, de redoutables retards à l’allumage, voire parfois de véritables scandales ? Cela sera, s’il y a lieu, sanctionné d’une manière ou d’une autre quand le moment sera venu (après l’urgence). Dans un régime despotique, les responsabilités du pouvoir sont niées, la contestation étouffée, et le droit se réduit à une mascarade.

De ce point de vue, il est particulièrement mal venu de considérer, comme l’a fait récemment le philosophe italien Giorgio Agamben*, que tous les Etats démocratiques auraient prétexté du danger pour se renforcer au détriment des libertés. Cet intellectuel sous-estime -comme certains l’avaient fait après le 11 Septembre- la gravité du péril : par une grossière simplification, il démonise la démocratie en tant que telle.

La Chine a bien montré les inconvénients d’un régime autoritaire dans la lutte contre le virus : les dirigeants locaux du Parti n’osaient annoncer de mauvaises nouvelles sans être couverts par le « centre », et un médecin courageux qui a refusé cette frilosité criminelle a été pour cette raison arrêté. Li Wenliang, 34 ans, est mort le 7 février du coronavirus. Il est aujourd’hui vénéré par la population. Avec un cynisme dont il ne se départit jamais, le pouvoir chinois se l’est annexé et l’a transformé en héros de la patrie. Les cafouillages aux conséquences mondiales incalculables observés en Chine au début de l’épidémie montrent ceci : on ne peut intimider et réprimer la société civile (de peur qu’une opposition ne se structure) et, par la suite, lui demander de fournir les avis scientifiques (donc libres de toute pression) dont on a urgemment besoin. Le courageux docteur Li Wenliang en constitue le douloureux exemple. Pensons également à la gestion désastreuse par le pouvoir soviétique finissant de la catastrophe de Tchernobyl.

Certes, par la suite, les Chinois ont utilisé les grands moyens, principalement à Wuhan : ils ont isolé cette mégapole monstrueuse, mais à un prix humain que l’on sous-estime sûrement étant donné le manque de fiabilité des chiffres fournis par l’Etat-Parti – un prix qu’heureusement les démocraties contemporaines ne sont pas prêtes à payer : indice d’un progrès moral considérable.

Les défauts indéniables de l’action des Etats démocratiques ne sont pas dus au régime, mais à des choix politiques : non-prise en considération des avertissements d’hommes comme Bill Gates, qui annonçait les pandémies futures, « dégraissage » des services publics et du système de santé, etc. Un surcroît de démocratie nous permettra de nous en sortir par le haut – loin des tentations autoritaires populistes.  

* Le Monde, 24 mars 2020.

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