Le Juif de service

Sarah Borensztein
Le conflit au Proche-Orient a un effet secondaire rapidement visible au quotidien : il nous réassigne à nos identités respectives supposées. Pour qui n’aime pas verser dans le cloisonnement, cette atmosphère est évidemment étouffante. Comment faire pour ne pas se laisser enfermer ?
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À la suite du 7 octobre, diverses personnalités publiques ont affirmé ou réaffirmé leur judéité. Des artistes français ou américains ont ainsi pris la parole. Une démarche qui n’est pas seulement l’expression d’une solidarité avec la souffrance israélienne, mais surtout celle d’une solitude terrible.

Mayim Bialik, l’une des héroïnes de la série à succès The Big Bang Theory, n’a jamais fait de secret sur sa judéité. Mais à la suite du 7 octobre et du déchaînement antisémite qu’il a provoqué dans le monde, notamment dans les universités américaines, elle a posté une vidéo où elle expliquait, face caméra, son atterrement face aux slogans d’appel au génocide tenus dans son alma mater. Debra Messing, actrice de la sitcom Will & Grace, n’a, elle non plus, jamais caché sa judéité. Mais depuis le pogrom et ses conséquences, la comédienne s’est activement engagée dans la lutte contre l’antisémitisme, évoquant, lors d’un discours à un rassemblement de soutien à Israël en novembre 2023, les stigmatisations qu’elle avait pu vivre en Amérique, notamment dans son enfance. Constatant les arrachages d’affiches écœurants auxquels nombre de personnes se livraient, elle est également descendue dans les rues de New York pour placarder les visages des otages israéliens.

Arthur, l’animateur le plus connu et le plus menacé de France, ne laisse pas passer une journée sans communiquer sur les otages, mais aussi sur les commentaires douteux et les récupérations politiques. En novembre dernier, répondant à Sonia Devillers (France Inter), qui lui demandait s’il s’attendait aux milliers d’insultes antisémites et de menaces de morts qui lui sont tombées dessus pour avoir condamné le Hamas, il déclarait : « J’avais déjà été préparé ces dernières années, mais à ce point, non. Je n’aurais jamais imaginé. Au point que Meta a été obligé de mettre en place un barrage de mots-clefs sur mes comptes (« décapité », « mort aux Juifs », « sale Juif », tous les mots que je recevais), pour qu’il y ait moins de messages qui arrivent. C’était genre mille messages par minute, un truc complètement dingue. » Commentant la flambée de propos et d’actes antisémites, il avait poursuivi : « Il n’y a même pas 400 000 Français juifs en France, et ces Français-là ne se sont jamais sentis aussi seuls. Vous avez le massacre du 7 octobre et puis, dans la foulée, ces actes antisémites. Je rappelle que nous représentons un pourcent de la population et nous subissons soixante pourcents des actes de violence. C’est quand-même un problème. On est en France en 2023. »

« J’ai peur et je me tais »

Marie S’Infiltre, ce nom vous est sûrement familier. Il s’agit du nom d’artiste de Marie Benoliel, une comédienne parisienne délicieusement hors catégories, qui s’est fait connaître avec des vidéos où on la voyait « s’incruster » dans un défilé Chanel, La Manif pour tous ou un meeting du Rassemblement National (RN). Elle se livrait aussi à une forme satyrique de micro-trottoir, posant des questions au premier, second ou troisième degré sur le racisme, l’antisémitisme, le voile, la mobilité, ou encore la Saint-Verhaegen ! Aujourd’hui, elle remplit les zéniths avec son spectacle : Culot. Très active sur les réseaux sociaux, elle poste, le 7 novembre, une vidéo touchante pour témoigner : « Je suis juive-arabe. En 1967, ma famille a dû partir de Tunisie parce que des émeutes ont éclaté pendant la guerre des Six-Jours. Mon grand-père s’est fait lyncher par une foule, qui criait « Israël assassin » et « Mort aux Juifs ». On a brûlé son usine en même temps qu’on brûlait la Torah. Ils ont pris le premier avion pour la France, quittant, du jour au lendemain, un pays dans lequel ils vivaient depuis 2000 ans. Partir de Tunisie, parce qu’Israël. Partir de chez soi, parce que Juifs. Nous n’étions donc bienvenus ni là-bas, ni ailleurs. » Marie avoue en avoir beaucoup voulu à sa grand-mère d’être partie et, surtout, d’avoir baissé la tête et de ne pas avoir admis que l’exil l’avait profondément meurtrie. Avec la fierté et la fougue de la jeunesse, Marie s’était juré qu’elle, elle ne ferait jamais les mêmes erreurs et n’aurait « jamais peur ». Oui mais voilà, le 7 octobre a balayé bien des certitudes. « Aujourd’hui, je reproduis à la lettre tout ce que je lui ai reproché. J’ai peur et je me tais. J’ai mal et je me tais. Je me sens rejetée et j’en ai honte. J’en ai tellement honte que je ne le vois même pas. »[1]

Le 14 octobre 2023, l’acteur français, Philippe Lellouche, s’est également livré sur le plateau de Léa Salamé, dans Quelle Époque ! (France2) : « Je parle d’un truc que tous les Juifs du monde portent en eux. Cette espèce de peur permanente qu’un jour, on soit obligés de se barrer. Qu’un jour, on nous déteste. Ces images de Juifs massacrés par les nazis, je ne pensais pas, Léa, qu’aujourd’hui je les verrais de mes yeux, en direct. (…) Et ça, c’est le ressenti des Juifs du monde entier. »

De la peur à l’enfermement

Pour beaucoup, le besoin de parler a débordé. Parler des vécus et récits familiaux, sépharades ou ashkénazes, remontés brutalement à la surface pour hanter les insomnies. Mais aussi, parler d’un malaise quotidien dans une vie diasporique parfois compliquée sur le plan humain. Car à moins de vivre reclus dans l’entre-soi, nous vivons dans des sociétés plurielles où les appartenances communautaires peuvent rapidement virer à l’affrontement.

Comment faire ? Comment faire pour ne pas se laisser enfermer dans son identité culturelle ou religieuse ? Comment faire pour que nos opinions ou nos empathies ne nous barricadent pas dans « notre camp » ? Comment éviter cette nouvelle féodalisation des rapports humains ? On ne va pas se mentir, ce sera dur, ce sera éprouvant, et ce sera quotidien.

Car il est vrai qu’être « le Juif de service » dans une soirée, c’est toujours pénible. C’est pénible de passer toute ladite soirée à éviter les sujets qui fâchent, de se faire apostropher et s’entendre dire, cinq minutes avant de partir : « Oui, le 7 octobre, c’était triste, MAIS… », ou « génocide à Gaza et tout le monde s’en fout ! » Comme si – au-delà de la non-validité du terme – l’on était comptable de quelque chose. Comme si « avoir un Juif sous la main » était une occasion à saisir pour critiquer Israël en cherchant l’approbation des premiers concernés.

C’est pénible, quelques jours seulement après le 7 octobre, d’entendre un voisin compatissant dire « ça ne doit pas être facile pour vous, parce qu’on fait des amalgames ». Évidemment. « Pas facile », non pas parce qu’on a assisté à des enlèvements et une exécution de masse en direct, non pas parce que les images de jeunes massacrés, de kibboutzim bardés de sang et de jeunes femmes violées ont ôté – et pour longtemps – le sommeil à tant de personnes de diaspora [2]. « Pas facile », non pas parce que beaucoup ont de la famille ou des amis là-bas et craignent pour leur sécurité. Eh non ! « Pas facile », parce qu’on fait l’amalgame entre les Juifs et la riposte israélienne qui tente de récupérer 240 otages.

Oui, dans ces moments-là, on a envie de hurler et de pleurer en même temps. Mais à quoi cela servirait-il ? Dans un moment si violent, où chacun déshumanise l’autre parce que c’est rassurant et confortable, il faut se cramponner de toutes ses forces à ce que nous avons en commun. Au moins ça. Échanger sur ce sujet reste quasiment impossible aujourd’hui mais, si nous ne pouvons tomber d’accord, au moins pouvons-nous tout faire pour ne pas sortir de nos gonds et tenter d’expliquer. Et si expliquer est trop difficile, nous accrocher à notre humanité commune sera le radeau de survie.

On peut se persuader qu’en tant qu’Européens, les Juifs du Vieux Continent ne sont pas concernés par tout cela. D’ailleurs, asséner que « Juif » et « Israélien » sont deux choses bien distinctes est tout à fait exact. Pour autant, la haine jubilatoire à l’égard d’Israël ne doit berner personne. Le lien entre les deux, il est fait dans bien des esprits, que nous le voulions ou non. L’arrachage des affiches en est l’exemple frappant. Comment expliquer ce comportement autrement que par l’antisémitisme ? Que des occidentaux, vautrés dans leur confort de vie de pays en paix, arrachent avec délectation les visages de personnes enlevées après avoir assisté à un carnage, ça ne porte pas mille interprétations. Ces otages ne sont ni des militaires, ni des colons, ni des terroristes. Ce sont des civils, et pas n’importe lesquels ; c’est la gauche d’Israël et les voix de la paix qui ont été visées.

Le numéro d’équilibriste pour tenter de communiquer avec l’Autre et de ne pas se laisser enfermer dans une caricature ? Maintenir la distinction entre « Juif » et « Israélien », tout en soulignant les trop nombreuses fois où la haine d’Israël trahit une haine des Juifs. Poursuivre une critique honnête – et méritée – du gouvernement israélien, tout en dénonçant les propos de personnalités comme Judith Butler, qui semble considérer que le viol de femmes et le massacre planifié de civils, c’est « un acte de résistance armée ». Et surtout, expliquer que le traumatisme actuel de tant de Juifs de diaspora n’est pas dû à une double appartenance, mais au fait qu’un pogrom a eu lieu dans le pays qui avait été créé pour que cela n’arrive plus jamais.  

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