Le Mossad est de retour. C’est ce qu’inspirent d’emblée les opérations spectaculaires menées le 30 juillet, d’abord à Beyrouth, avec l’assa-ssinat dans la soirée du n°2 du Hezbollah, Fouad Chokr, puis à Téhéran, avec l’élimination d’Ismail Haniyeh, chef du bureau politique du Hamas, au cours de la nuit. En quelques heures, deux hauts responsables des groupes terroristes les plus puissants de la région ont été neutralisés. Preuve de la pénétration des services de renseignement en territoire ennemi, une frappe aérienne utilisant un missile de précision a ciblé Chokr chez sa maîtresse, dans le quartier de Dahieh, un bastion du Hezbollah au sud de la capitale. L’autre frappe, attribuée à Israël, a touché la chambre d’Haniyeh à l’intérieur d’un complexe protégé par les Gardiens de la Révolution, où il résidait après avoir assisté à l’investiture du président iranien. Certaines sources suggèrent que c’est une bombe, cachée sous son lit depuis deux mois, qui a tué Haniyeh ; une version encore plus embarrassante pour les Mollahs, à la recherche de complicités internes. Dans tous les cas, ce sont là des succès insolents du renseignement israélien, qui lui permettent de redresser la tête après le désastre du 7 octobre.
Redonner foi dans Tsahal et l’appareil sécuritaire est bien l’un des objectifs des assassinats ciblés, le premier étant de délivrer un message brutal à ses ennemis : Israël vous surveille et peut vous atteindre n’importe où, quand bon lui semble. Personne n’en sera surpris. Dix jours après les pogroms, la chasse à l’homme a été lancée contre leurs auteurs. « Nous les trouverons et justice sera faite », prévenait le porte-parole du gouvernement Mark Regev. Comme il y a 50 ans, lorsque Golda Meir avait approuvé l’opération « Colère de Dieu » pour venger l’assassinat des athlètes israéliens aux Jeux olympiques de Munich, en traquant les membres du groupe palestinien Septembre noir, un commando rassemblant le Shin Bet (service de sécurité intérieure) et le Mossad (le renseignement extérieur) a été mis sur pied. Il aurait pour code « Nili », un acronyme chargé de symboles puisqu’il renvoie à une citation biblique – « l’éternité d’Israël ne mentira pas » – mais aussi au réseau d’espions juifs opérant en Palestine pendant la Première Guerre mondiale. Un rappel que les assassinats ciblés ne datent pas d’hier, même si leur pratique s’est généralisée durant la Seconde Intifada. Son nom a beau rester secret, les objectifs de l’opération sont affichés. Le lendemain de l’assassinat d’Haniyeh, Gallant a posé devant l’organigramme de la branche armée du Hamas en train de barrer d’une croix le portrait de Mohammed Deif, son chef ciblé quelques jours plus tôt à Gaza. Et d’annoncer : « L’Ousama Ben Laden de Gaza a été éliminé. »
Légitime défense
La référence au fondateur d’Al-Qaïda est choisie à dessein. D’abord parce que les Israéliens se voient à l’avant-poste de la lutte contre le terrorisme islamiste – qu’il se nomme Al-Qaïda, Daesh ou Hamas –, ensuite parce qu’ils tiennent à rappeler que les plus grandes démocraties ont recours à cette pratique peu glorieuse. Oui, les Américains ont éliminé Ben Laden et fait disparaître sa dépouille en haute mer. Sans susciter de débat. De même, lorsque François Hollande a révélé l’existence des opérations « homo » (pour « homicides ») contre des chefs terroristes, l’opinion française a été choquée, non par l’immoralité de la méthode, mais par la légèreté avec laquelle Hollande dévoilait des dossiers Secret Défense aux journalistes Davet et Lhomme dans Un président ne devrait pas dire ça.
« L’Iran, le Hezbollah et le Hamas ne peuvent pas attaquer Israël (ni New York, ni le métro de Londres, ni les clubs de musique de Paris), et rien ne peut les justifier. S’ils décident d’attaquer, l’Occident doit soutenir la réponse d’Israël, car c’est la chose morale à faire. »
Yaïr Lapid
Or, pour les mêmes faits, Israël est mis au ban des nations. Sa conduite de la guerre à Gaza est critiquée. Pire, dénonce le chef de l’opposition, Yaïr Lapid, après l’élimination de Chokr et Haniyeh, le monde attend la riposte du Hezbollah et de l’Iran en exigeant d’Israël qu’il modère sa réponse afin d’éviter une escalade. « Lorsque les États-Unis ont éliminé Oussama Ben Laden, personne n’a pensé que cela justifiait une attaque d’Al-Qaïda contre Washington ou New York », s’indigne-t-il dans une tribune publiée dans le Times of Israel. « L’Iran, le Hezbollah et le Hamas ne peuvent pas attaquer Israël (ni New York, ni le métro de Londres, ni les clubs de musique de Paris), et rien ne peut les justifier. S’ils décident d’attaquer, l’Occident doit soutenir la réponse d’Israël, car c’est la chose morale à faire. »
« L’armée la plus morale du monde »
Cela ne signifie pas qu’Israël a évacué la question du droit. Au contraire, il est le seul pays au monde à encadrer légalement ce qu’on appelle d’ordinaire les « exécutions extra-judiciaires ». Cela remonte au tollé provoqué par l’élimination en 2002 à Gaza de Salah Shehadeh, alors chef du Hamas, avec une bombe d’une tonne qui a fait treize autres morts et 150 blessés. La Cour suprême a été saisie. En 2006, son arrêt a légalisé les assassinats en cas de menace imminente, en élargissant la notion de « participation directe » à des hostilités et celle de « combattant » (vêtu d’un uniforme ou en civil). La décision de lancer une opération échoit au Premier ministre, une commission peut juger les plaintes pour dommages collatéraux. Tsahal, qui se veut « l’armée la plus morale du monde », prend d’ailleurs d’infimes précautions pour les éviter. Et elle tient à le faire savoir. Régulièrement, les vidéos des frappes aériennes sont diffusées, où l’on voit la cible sans civils à ses côtés.
Reste que, le plus souvent, la seule règle qui prévaut est celle du « pas vu, pas pris » : Tsahal intervient dans un cadre légal, mais le Mossad agit en secret. D’innombrables exploits entourent le mythique bureau des légendes israélien : chasse aux nazis, aux scientifiques arabes, jusqu’aux plus rocambolesques comme lorsqu’Ehud Barak s’est déguisé en femme pour tuer des membres de l’OLP à Beyrouth en 1973. Récemment, les éliminations de savants atomistes ont révélé la force de projection d’un service aux moyens hypersophistiqués. Réputé être le meilleur service du monde, le Mossad impressionne. Il inspire la crainte, au point qu’une vague de défections a ralenti le projet nucléaire iranien. Il inspire aussi la confiance : si Israël a réussi à éliminer Deif à la huitième tentative, c’est grâce à un marché conclu avec un jeune Gazaoui, messager régulier dans les tunnels du Hamas.
Le Mossad peut planifier plusieurs assassinats ciblés par jour à Gaza, en Cisjordanie ou ailleurs, là où il lui fallait hier des mois de préparation. Mais à agir sans contrainte, on peut pêcher par hubris. En 2010, l’assassinat à Dubaï de Mahmoud al-Mabhouh selon un plan approuvé quatre jours plus tôt a tourné au fiasco. Le responsable de la contrebande d’armes pour le Hamas a été tué dans sa chambre d’hôtel avec un produit paralysant indétectable, injecté sans ouvrir la peau grâce à un système d’ultrasons. Mais à peine l’équipe de tueurs avait-elle quitté le pays, son plan a été découvert. La police de Dubaï a même diffusé la vidéosurveillance de l’hôtel montrant les espions déguisés en joueurs de tennis. Cette facilité à monter des opérations comporte enfin un danger : « Vous vous habituez à tuer », explique l’ancien patron du Shin Bet Ami Ayalon à Ronen Bergman dans Lève-toi et le tue le premier. « La vie humaine devient une chose ordinaire, dont il est facile de se défaire. Vous consacrez un quart d’heure, vingt minutes à choisir qui vous allez tuer. Sur la façon de le tuer : deux, trois jours. Vous ne traitez que des tactiques, et pas des conséquences. »
Tuer, et après ?
D’un point de vue tactique, justement, les assassinats ciblés comportent des avantages. Leur effet dissuasif va au-delà du choc produit dans le camp ennemi. Ils peuvent empêcher un attentat, ralentir un programme nucléaire ou balistique, affaiblir toute une organisation terroriste. Mais il n’est pas sûr que cela constitue une stratégie. Pendant la Seconde Intifada, Ariel Sharon a mené une campagne d’assassinats ciblés de grande ampleur, étant persuadé qu’en éliminant 25 % des cadres du Hamas, il paralyserait le groupe. C’est ce qui s’est produit. Après l’assassinat de Cheikh Yassine en mars 2004, puis de son remplaçant trois semaines plus tard, les attentats suicide ont cessé et le Hamas a demandé un cessez-le-feu. Sauf que 20 ans plus tard, c’est leur successeur Yahya Sinwar qui a perpétré le pogrom du 7 octobre.
La différence aujourd’hui réside dans le fait que ces éliminations surviennent en pleine guerre, alors que plus de 100 otages sont encore entre les mains du Hamas. Menées en début de conflit elles auraient eu plus de sens, mais Netanyahou l’a refusé. En les lançant après dix mois de guerre, il semble chercher à obtenir l’image de « victoire totale » qu’il désire tant, au risque de provoquer une escalade régionale. Surtout, éliminer Deif, Haniyeh, ou même Sinwar demain (si les otages ne lui servent pas de bouclier humain), ne pourra jamais pallier l’absence de stratégie pour Gaza. Certes, Tsahal est en train de gagner sur le terrain : le Hamas est décimé, la majeure partie de ses infrastructures militaires est détruite, des centaines de tunnels de contrebande sont mis hors d’état. Mais il reste à envisager l’après-guerre. La victoire totale viendra de l’élimination de la menace terroriste et de l’installation d’un leadership arabe à Gaza, certainement pas de l’occupation israélienne ni de la mort et du vide que l’on croit laisser derrière elle. Le terrorisme a horreur du vide.
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