Certes non : Dachau, à un des bouts de la chaîne, et Treblinka, à l’autre, ne peuvent être étudiés au prisme d’un seul et même concept, leur réalité ne peut être cernée à l’aide d’un répertoire sémantique commun, tant ils sont irréductibles l’un à l’autre. A Dachau, on isole du corps social, pour un temps plus ou moins long, des êtres considérés comme dangereux pour la collectivité – mais néanmoins « recyclables ». A Treblinka, on gaze dès leur arrivée des hommes, des femmes et des enfants, ontologiquement irrécupérables, une « sous-humanité » qui, du point de vue des nazis, encombre le monde et l’empêche de tourner rond.
Ces fonctions différentes – mise en quarantaine ici, mise à mort immédiate là -, obligent à opérer, selon nous, une césure nette entre l’un et l’autre de ces lieux-types. A fonctions différentes, concepts et vocabulaire différents. Or, force est de constater que depuis la chute du nazisme, il est d’usage courant de réunir sous une seule et même enseigne, le camp de concentration, des lieux où les détenus sont tantôt maintenus en vie vaille que vaille parce qu’on ne désespère pas de leur faire réintégrer la communauté nationale, tantôt tués à petit feu, affamés et écrasés sous une charge de travail épuisante, tantôt exterminés dès leur débarquement des wagons à bestiaux.
L’usage abusif du concept fourre-tout de camp de concentration – ce dernier conçu comme un ensemble homogène et générique -, c’est le procès de Nuremberg qui l’a, pour une grande part, diffusé, en entérinant, comme preuve de l’extermination des Juifs par les Allemands, les images atroces des charniers du camp de Bergen-Belsen à sa libération.
Du fait de cette vision tronquée –très en faveur dans le grand public et même parmi les historiens-, le génocide devient d’une part un événement parmi d’autres de l’histoire concentrationnaire. Or, lorsqu’est abordée la question de la Shoah, c’est la notion même de camp, quels que soient les mots qui servent à qualifier celui-ci (camp de la mort, camp d’extermination), qui est à proscrire. Lié à l’histoire du génocide, à sa préparation comme à son implacable déroulement, cette notion est en effet toujours déplacée, toujours inopérante. C’est, de plus, un contresens historique que de définir indifféremment Dachau et Treblinka à l’aide d’une expression commune, quand les nazis eux-mêmes tiennent à établir une distinction entre les deux types d’établissement.
S’ils désignent Dachau, et les lieux auxquels il a servi de modèle, sous le terme de Konzentration Lager, littéralement camp de concentration (KL), c’est sous celui de SS Sonderkommando, de « commando spécial de la police et de la SS » (SK) qu’ils désigneront des lieux comme Treblinka, Majdanek ou Chelmno. Là, il ne s’agira pas de cantonner et de parquer des êtres humains, plus ou moins maltraités, mais d’y exterminer méthodiquement et systématiquement, au jour le jour et sans délai, tous les Juifs qui y seront acheminés. Les SK ne sont que des lieux de transit. Ils conduisent, sans détour ni perte de temps, du ghetto à l’abattoir.
De même, les SS du Sonderkommando ne sont en rien des gardiens de camp. Ce sont des tueurs qui opèrent dans ce que Raul Hilberg, le grand historien de la Shoah, appelle très à propos des centres de mise à mort immédiate, autrement dit des centres d’extermination – encore que l’auteur de La Destruction des Juifs d’Europe, s’interdise cette dernière expression au motif qu’il trouve moralement indéfendable d’avoir recours au terme même, extermination, par lequel les nazis qualifient la mise à mort programmée des communautés juives d’Europe.
Paradoxalement, donc, c’est bien en dehors du système concentrationnaire nazi que se déroule la Shoah. A massacre sans précédent, organisation sans précédent elle aussi. Le centre d’extermination est celle-là: une usine à fabriquer de la mort.