08/07/2025
Regards n°1117

Sommes-nous pleinement du bon côté de l’histoire ?

Au nom de la Palestine, certains progressistes ferment les yeux sur des dérives alarmantes. Derrière la solidarité se cachent parfois des agendas politiques étrangers à l’émancipation. Antisémitisme, islamisme, confusionnisme : le combat dérape lorsqu’on sacrifie ses valeurs. Être « du bon côté de l’histoire », ce n’est pas crier avec la meute, mais rester fidèle à ses principes.

Beaucoup se placent « du bon côté de l’histoire ». Mais plutôt que d’y camper avec certitude, mieux vaudrait interroger ce “bon côté” et ce qu’il choisit de ne pas voir. Certes, ce positionnement ne peut se résumer à une posture confortable, ni à une forme d’absolution qui dispense de toute introspection. Il ne suffit pas d’y être : encore faut-il y demeurer en cohérence avec les valeurs que l’on invoque, sans convertir cette position en refuge idéologique. Être du bon côté de l’histoire, ce n’est pas le proclamer, ni scander des slogans à s’époumoner. C’est s’en montrer digne, et donc se demander : que défendons-nous, parfois malgré nous ? Avec qui marchons-nous et qui laissons-nous derrière ?

Il ne s’agit pas ici de remettre en question la légitimité du soutien à la Palestine, ni de soupçonner toute solidarité. Bien au contraire : c’est parce que cette cause est juste qu’elle ne peut être abandonnée à ceux qui la détournent. La défendre, c’est refuser qu’elle serve de paravent à d’autres logiques. Assurément, dans les rangs progressistes, s’il ne fait aucun doute que nous défendons l’émancipation et l’égalité, une question plus dérangeante demeure : savons-nous encore interroger les angles morts de nos propres luttes ? Sommes-nous capables de rompre avec certaines alliances lorsqu’elles trahissent les valeurs que nous pensons incarner ? Car il n’est plus seulement question de silences, mais d’alliances. Le cordon sanitaire a cédé, non sous la pression, mais en l’absence de résistance. Et pendant que certains s’imaginent encore du bon côté de l’histoire, c’est aux côtés des réactionnaires qu’ils se retrouvent désormais. Au nom d’un camp qui ne sait plus très bien ce qu’il défend, et qu’ils partagent, de fait, avec ceux qu’ils combattaient hier.

Des figures confusionnistes et conspirationnistes trouvent désormais tribune jusque dans nos cercles progressistes, en instrumentalisant de manière opportuniste, parfois cynique, la cause palestinienne. Sous les oripeaux de l’antisionisme, ou d’une critique dite radicale, ils se créent un passeport idéologique, sans toujours déclencher les alertes que l’on aurait cru évidentes. Tandis que certains soutiens du Hamas dansent dans les rues de la capitale, d’autres glorifient les figures du Hezbollah, comme s’ils n’étaient pas profondément réactionnaires, presque comme si ces tenants de la théocratie étaient devenus, par une étrange manipulation rhétorique, des alliés du progrès. Alors que des structures islamistes ont gagné une reconnaissance publique, devenant des interlocutrices officielles, tandis que leurs relais siègent au nom de partis qui se disent progressistes. Depuis l’intérieur, ils distillent une hostilité obsessionnelle envers Israël sous couvert de solidarité, transformant la cause palestinienne en cheval de Troie idéologique. Pendant ce temps, les Juifs, eux, sont sommés de s’expliquer, de se justifier d’une adhésion réelle ou supposée au sionisme. L’interpellation glisse rapidement vers le soupçon, puis vers la mise en accusation. Quant à la dénonciation de l’antisémitisme, elle est reléguée à l’arrière-plan, perçue par certains comme encombrante, presque indécente, « alors qu’il y a des massacres à Gaza ».

Climat délétère

Est-ce cela, être du bon côté de l’histoire ? Fermer les yeux sur ce qui se passe ? Les opprimés de Gaza doivent être défendus, et ils doivent l’être sans condition. Mais cette défense ne peut se faire au prix d’une convergence avec des forces qui piétinent nos principes. Elle ne peut consister à marcher et crier avec les loups, ces mêmes loups qui, sitôt la meute consolidée, n’hésiteront pas à se retourner contre nous. C’est là le non-sens de notre époque. Et c’est là notre faute. Une faute politique et morale, une faute collective. Nous la paierons cher, et nous avons déjà commencé à la payer. Car tandis que nous tergiversons, d’autres, sans scrupules mais avec méthode, investissent le terrain et imposent leurs récits. Hélas, au sein même des rangs progressistes, nombreux sont ceux qui demeurent tétanisés, prisonniers d’une paralysie morale : celle qui naît de la peur d’être perçus comme déloyaux envers leurs propres valeurs. Profitant de cette sclérose, d’autres ont pris en otage nos idéaux, et avec eux, la lutte pour la Palestine. Celle-ci a été vidée de sa substance, puis réinvestie, non pour ce qu’elle réclame, mais pour ce qu’elle permet. Elle est devenue l’exutoire de colères, voire de haines, le prétexte à des logiques qui débordent, et parfois trahissent, les opprimés qu’elles prétendent défendre. D’abord dirigée contre Israël, puis contre le sionisme lui-même, cette hostilité entonne un refrain désormais bien connu, qui ne fait plus la différence et glisse, insidieusement, vers les Juifs dans leur ensemble. Cela va sans dire, une cause juste ne saurait justifier l’injustice. On ne défend pas Gaza en sacrifiant, ici, d’autres minorités. Et pourtant, un climat délétère s’installe. Avec lui, ce faux dilemme que l’on nous impose : entre la solidarité envers une population opprimée, là-bas, et le refus de l’oppression de toutes les minorités, ici. Ce dilemme répond à des narratifs qui ne tombent pas du ciel. Ils sont produits, et dictent ce qu’il est encore permis de critiquer, parfois sous forme de chantage militant. D’ailleurs, ce ne sont pas les récents massacres à Gaza qui ont hissé la Palestine au rang de totem moral : elle y était déjà. Mais encore faut-il voir les logiques de légitimation et les rhétoriques qui rendent cela possible.

En Belgique, la cause palestinienne est souvent relayée, dans certains milieux populaires, par des réseaux où l’islamisme diffuse son narratif. Ce n’est pas une analyse géopolitique mais un récit émotionnel : celui de la fraternité religieuse et d’un combat sacré. Il repose moins sur une quête de justice que sur l’expression d’une identité. En ce sens, les discours théologico-politiques de l’islamisme opèrent un déplacement : ils substituent à la solidarité un devoir de foi, une obligation religieuse. Le soutien n’est plus libre, il devient normatif. La cause palestinienne est ainsi arrimée à une morale communautaire, et celui qui s’en écarte est mis au ban de la communauté. Cela crée une sorte de réflexe communautaire, où toute distance critique – y compris vis-à-vis du Hamas – est perçue comme une trahison.

Soulager la culpabilité européenne

Une autre posture s’est emparée de la solidarité avec la Palestine. Elle ne procède pas de l’islamisme, mais le côtoie souvent dans les mêmes cortèges, au nom des mêmes indignations. Elle n’émane pas des marges musulmanes, mais d’une frange d’intellectuels ou de militants, souvent issus de la culture chrétienne, pour qui la cause palestinienne devient le support d’un récit tourné vers leur propre histoire. Ce récit ne parle pas tant des Palestiniens que de l’Europe elle-même : de sa mémoire et de ses refoulements. Il s’agit d’une forme de catharsis morale, où l’on soulage la culpabilité coloniale en épousant les luttes des opprimés d’ailleurs. Ce soutien glisse alors d’un engagement politique vers un geste expiatoire : exorciser symboliquement sa propre violence passée. Ces soutiens font de la cause palestinienne un écran de projection. Moins qu’une solidarité politique, elle devient pour eux le théâtre d’un règlement de comptes symbolique avec leur propre histoire. Il ne s’agit plus de se souvenir, mais de se soulager. La culpabilité européenne vis-à-vis des Juifs se détourne, s’inverse. Ainsi, en accusant les Juifs d’aujourd’hui d’être devenus les oppresseurs d’hier, certains croient solder leurs fautes passées. Cette logique projective prend appui sur la minorité musulmane pour mieux viser la minorité juive. Elle feint de porter une colère commune, mais dans une langue qui n’est pas la leur. C’est la langue d’une vieille Europe qui, sous prétexte de solidarité, réveille ses vieux démons. Elle instrumentalise l’une pour délégitimer l’autre, rejouant, dans une mise en scène inversée, ses propres fautes. Ni les Juifs ni les musulmans ne parlent ici : ils deviennent les personnages d’un narratif qui n’est pas le leur.

Enfin, une troisième ligne se consolide : celle du militantisme décolonial communautarisé. Il a sombré dans l’impasse d’une « résistance » à géométrie variable, usant et abusant d’une grammaire de la lutte filtrée par l’obsession anti-occidentale. Il ne se pense plus qu’en opposition, et n’existe politiquement que dans la conflictualité avec l’Occident. Ce n’est pas la violence en soi qui l’indigne, ni même l’injustice structurelle, mais l’identité de celui qui l’exerce. Ainsi, la Palestine devient la cause par excellence, non seulement pour sa tragédie, mais parce qu’elle permet de désigner un agresseur blanc et occidental. La cible n’est plus l’oppression : c’est l’oppresseur identifié comme occidental. Dans ce schéma, « sioniste » devient une précaution de langage pour désigner les Juifs, aussitôt associés à l’Occident et jetés dans la case de l’oppresseur blanc et colonial. Peu importe que des siècles d’histoire juive aient enraciné leur présence sur ces terres ; peu importe qu’ils aient été persécutés aussi bien en Occident qu’en terres d’islam. Tout cela est balayé d’un revers discursif. Les Juifs sont renvoyés à une blanchité théorique, qui les arrache à leur histoire, efface leur pluralité diasporique et dénie leur vulnérabilité réelle de minorité opprimée. Cet antisionisme-là, celui qui essentialise jusqu’à dissoudre toute complexité, n’est plus une position : c’est une dépossession. Il usurpe la cause elle-même. Et ce sont eux, hélas, qui occupent déjà le centre du jeu.

Espace militant transformé en théâtre d’une excitation haineuse

Une critique antiraciste et anticoloniale de ce courant réactionnaire existe. Mais elle reste trop timide, trop marginale, pour faire face à ce cul-de-sac idéologique qui engloutit une jeunesse dépolitisée, déboussolée, abandonnée à des narratifs manichéens. Cela, faute d’avoir transmis les outils critiques pour penser la complexité de ce qui se joue. Il est temps de rompre avec cette passivité qui observe la dégradation du débat public sans véritablement la combattre. Face à des narratifs venus de milieux divers mais qui finissent par converger, il faut réinvestir avec force l’arène de la société civile. Il faut désigner, sans trembler, ceux qui ont fait place aux pires complaisances : avec les antisémites, les islamistes, les rouges-bruns. Ceux qui, au nom de la radicalité, ont transformé l’espace militant en théâtre d’une excitation haineuse, méprisant quiconque ne partage pas leur agitation et leur confusion.

Être progressiste, c’est refuser toutes les oppressions, ici comme là-bas. Ce n’est pas ânonner qu’on est “du bon côté de l’histoire”, c’est en incarner les principes. La situation à Gaza est inacceptable, et notre solidarité avec le peuple palestinien est entière. Soutenir les Palestiniens, oui. Mais sans soutenir ceux qui, là-bas comme ici, les prennent en otage. Oui, on peut, on doit soutenir la Palestine. Mais pas au prix de l’aveuglement. Pas au prix de nouvelles oppressions. Pas au prix du silence sur l’antisémitisme, l’islamisme ou le confusionnisme. Pas au prix de nos valeurs. Être du bon côté de l’histoire, c’est parfois dire non. Même, et surtout, quand tout le monde crie oui.

Ecrit par Fouad Benyekhlef, Badre Bouchamma et Lahcen Hammouch

Écrit par : Fouad Benyekhlef

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