Face à un climat jugé de plus en plus anxiogène et à une résurgence de l’antisémitisme, une centaine de Juifs bruxellois se sont réunis pour explorer ensemble les conditions matérielles d’un possible ailleurs. Entre inquiétudes partagées et besoin de repères concrets, cette rencontre a révélé la perte de confiance des Juifs dans leur avenir en Belgique.
Une centaine de Juifs bruxellois se sont réunis dans le courant du mois d’octobre au CCLJ pour réfléchir ensemble à ce qui, pour beaucoup d’entre eux, n’est plus une hypothèse abstraite mais une perspective de plus en plus concrète : l’émigration. « Depuis le 7-Octobre, quand je discutais avec des amis, la conversation portait à un moment ou un autre sur la problématique de l’émigration de Belgique », se souvient Anthony Polakowski, consultant en entreprise et cheville ouvrière de cette soirée. « Et à chaque fois, on butait sur la question de la destination : Mais où aller ? Le Canada pour les uns, le Portugal, la Suisse, la Thaïlande, le Panama, l’Uruguay pour d’autres. Tout le monde cherche un endroit où il n’y a pas d’antisémitisme même si Israël n’apparaît pas comme la destination privilégiée. »
Voyant beaucoup de Juifs bruxellois y réfléchir systématiquement de leur côté, ce spécialiste de la gestion du changement en entreprise a donc pensé que ce serait plus judicieux d’aborder cette question ensemble. Une autre raison a conduit Anthony Polakowski à organiser cet exercice d’intelligence collective : « Les Juifs concernés par cette question ont entre 35 et 60 ans. Ils sont donc encore actifs professionnellement. L’émigration et le déracinement ne paraissent pas évidents pour ces gens qui possèdent un capital socio-économique plus ou moins élevé. Par conséquent, réfléchir ensemble et tenter de bâtir un projet commun me semblaient essentiels. J’ai alors contacté une soixantaine d’amis à travers un groupe WhatsApp que j’ai créé. Ensuite, d’autres personnes ayant entendu parler de l’initiative ont marqué leur intérêt. Nous avons fini par nous retrouver à une centaine de personnes. Je ne m’y attendais pas du tout. »
Même lorsqu’ils évoquent d’autres motifs de départ, la question de l’antisémitisme et du climat particulièrement anxiogène qu’il suscite revient sur la table. « Pour les 95% des participants à la soirée, c’est le cas. Il y a aussi les meilleures opportunités scolaires et professionnelles pour leurs enfants qui ont une place prioritaire dans leurs préoccupations », précise Anthony Polakowski. « Mais de manière générale, on peut affirmer avec certitude que toutes ces familles ne projettent plus leur avenir en Belgique, ni surtout celui de leurs enfants. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire de commander une enquête fouillée pour prendre la mesure du phénomène : il suffit de regarder autour de soi dans la communauté juive de Bruxelles pour constater que de nombreux jeunes Juifs poursuivent déjà leurs études universitaires à l’étranger. Et généralement, ils ne reviennent pas en Belgique une fois leur diplôme en poche. »

La question du bien-fondé du départ a été tranchée
Le simple fait qu’une telle réunion ait lieu dans un pays qui se pense stable, ouvert et démocratique mérite déjà l’attention. Car les participants ne venaient pas débattre du bien-fondé d’un départ éventuel ; cette question, qui présuppose encore une confiance minimale dans l’avenir national, a été tranchée. « Je leur ai posé la question dans un petit questionnaire que je leur ai adressé. Environ 10% d’entre eux en parlent mais sans y penser sérieusement. Ils entendent des amis ou d’autres Juifs envisager la question, alors ils en parlent aussi. À l’autre bout spectre, 10% d’entre eux ont déjà entamé le processus d’émigration. Ils vont partir dans les mois à venir. Et enfin, entre ces deux pôles, il y a une majorité de Juifs qui y songent sérieusement mais ils sont à la recherche d’informations concrètes pour déterminer leur choix. Ils veulent quitter la Belgique dans les conditions les plus optimales. Ils cherchent donc le support et le soutien d’un groupe pour dépasser la crainte de se lancer dans le grand vide », confirme Anthony Polakowski. « Durant la soirée, j’ai compris que le succès de celle-ci repose essentiellement sur cette dimension collective. Ils prennent conscience qu’ils ne sont pas les seuls à vouloir quitter la Belgique et surtout, ils découvrent aussi qu’ils ne sont pas les seuls à se poser telle ou telle question liée à tel ou tel aspect pratique de leur installation dans un autre pays. Cela les rassure, donc cela facilite la concrétisation du processus. »
Cette soirée, intitulée Imaginer l’ailleurs ensemble ne fut donc pas un exercice de lamentation. On y percevait bien davantage une volonté de lucidité organisée, presque un effort de rigueur méthodique face à une inquiétude devenue trop lourde pour rester diffuse. Les discussions se sont orientées vers un examen comparatif des pays susceptibles d’offrir un environnement plus sûr ou plus prévisible. Ont été analysés : les systèmes éducatifs, les opportunités professionnelles, les coûts du logement, les capacités d’intégration, les mécanismes de protection sociale, la qualité et le coût des soins de santé, mais aussi les conditions d’une vie juive assumée, sans peur ni contrainte. Ces thématiques ont été traitées par un modérateur-facilitateur et les participants sont passés en groupe de plus ou moins dix personnes par chacune des tables-thématiques. Ainsi, une cartographie de l’avenir a été dressée avec la rigueur de gens qui n’ont jamais conçu leur existence autrement qu’en citoyens responsables. « Ce n’était qu’une première étape de réflexion collective afin de pouvoir faire ensuite appel à de véritables experts pour traiter en profondeur chacune des questions envisagées aux différentes tables », conclut Anthony Polakowski.
L’observateur extérieur pourrait être tenté d’y voir une contradiction : comment des individus socialement intégrés, diplômés, appartenant aux classes moyennes supérieures, peuvent-ils envisager de quitter un pays qui leur a offert les moyens de leur ascension ? Le parcours des générations précédentes, arrivées en Belgique pour fuir la persécution et y trouver un avenir plus digne, semblait sceller un pacte d’appartenance. Et pourtant, ce pacte se fissure. La sécurité matérielle n’a pas suffi à dissiper le sentiment croissant d’un climat délétère, marqué par une résurgence de l’antisémitisme dont ils estiment que les institutions publiques, les médias ou encore les milieux académiques ne mesurent ni l’ampleur ni la gravité.
Depuis les événements du 7 octobre 2023, cette impression s’est transformée en certitude : ils se sentent incompris, parfois même suspectés, comme si le simple fait de vouloir vivre en Juifs constituait un problème. On ne parle plus seulement de la violence ouverte, mais d’une insécurité morale qui naît lorsqu’un citoyen ne sait plus s’il partage véritablement avec ses compatriotes un socle de valeurs communes. Lorsque les principes démocratiques demeurent proclamés, mais ne se traduisent plus en une protection crédible pour tous.
Perte de confiance
Il serait erroné de réduire cette dynamique à une hypersensibilité juive. Le fait que des individus rationnels, insérés, attachés à la démocratie en viennent à envisager le départ indique un dysfonctionnement profond. La légitimité d’un régime ne peut être évaluée uniquement à l’aune de ses institutions : elle repose sur la confiance réelle que les citoyens placent en lui. Or c’est précisément cette confiance qui vacille. Non pas par effet de mode ou par réflexe identitaire, mais parce que l’expérience quotidienne, les signaux politiques et les représentations sociales convergent vers une même conclusion : leur avenir en Belgique n’est plus assuré.
L’émigration envisagée par ces familles n’a rien d’un geste impulsif. C’est un choix réfléchi, presque forcé, qui révèle une inquiétude plus large : celle de voir une démocratie occidentale perdre progressivement la capacité – ou la volonté – de garantir à l’une de ses plus anciennes minorités le sentiment élémentaire de sécurité. Lorsqu’une minorité intégrée en arrive à douter de la place qui lui est faite, c’est moins un groupe qui s’éloigne qu’un avertissement adressé à l’ensemble de la société. Car le destin des démocraties se joue souvent dans les marges : dans la manière dont elles protègent ceux qui, sans être nombreux, incarnent la promesse universelle de droits égaux et de respect mutuel.







