Troisième session des Conférences mondiales contre le racisme de l’UNESCO, la Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et les diverses formes d’intolérance, organisée du 2 au 9 septembre 2001, à Durban (Afrique du Sud), devait être l’occasion d’un retour sur l’esclavagisme et la persistance du racisme. Mais dès le début, ce noble objectif est détourné par des ONG, des mouvements et des Etats bien décidés à en faire une formidable caisse de résonance virulemment anti-israélienne.
Le projet de résolution qui doit être adopté au terme de cette conférence comporte cinq paragraphes consacrés à Israël, accusé de mener une politique raciste similaire à l’apartheid vis-à-vis des Palestiniens. Mais le pire s’est déjà produit quelques jours avant l’ouverture de la conférence, lors du forum réunissant 8.000 représentants d’ONG, du 27 août au 2 septembre 2001. Durant ces quelques journées, des déchainements de violence verbale et d’intimidations physiques ont visé les participants israéliens et juifs.
Dans son Journal de Durban, publié en 2004 dans la revue La Règle du jeu, Joëlle Fiss, alors présidente de l’Union des Etudiants Juifs Européens, présente à la Conférence de Durban, a restitué le climat de haine envers les Juifs qui règne au sein du Forum des ONG. « Durban fut un phénomène singulier et très intéressant d’un point de vue sociologique. On a observé en direct comment une foule de personnes peut être manipulée par un groupe intimidant, en un temps record », se souvient-elle. « Une pression sociale s’est déclenchée par une frénésie particulière. Ça a pris plusieurs jours pour s’accumuler. Pour nous, militants juifs des droits de l’homme, cela a commencé par un léger inconfort en début de conférence et le phénomène s’est terminé par un sentiment d’insécurité physique, à la fin du Forum ONG. Rappelons-nous ce qui s’est passé au forum ONG de Durban. La conférence a démarré avec des critiques contre Israël. Le deuxième jour, on hiérarchise la moralité des Etats, Israël est relégué tout en bas de l’échelle, et on nous accuse d’être des meurtriers. Le lendemain, on nous accuse de nuire à la cause mondiale de la lutte antiraciste. Le ton se personnalise de plus en plus et on reçoit des menaces. Certains membres de notre groupe ne portent plus leur badge. D’autres ont troqué leur kippa pour une casquette. Les militants juifs des droits de l’homme à Durban ont été physiquement intimidés et menacés, des foules leur hurlant : “Vous n’appartenez pas à la race humaine ”. Quand on quitte le Forum, s’opposer aux Juifs, c’est résister noblement au mal et être du “bon côté” de l’Histoire ».
Pour de nombreuses ONG issues de pays arabes et musulmans, il s’agit donc de réactiver la résolution de l’ONU de 1975 assimilant le sionisme au racisme. Le texte proposé par le Forum des ONG est tellement outrancier à propos de la Shoah (relativisation) et du sionisme (nazification) qu’il conduira Mary Robinson (Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme), en sa qualité de secrétaire générale de la conférence de Durban, à le rejeter et à refuser de le transmettre à la conférence.
« Un Juif, une balle »
De nombreux intellectuels spécialisés dans l’étude de l’antisémitisme ou impliqués dans la lutte contre le racisme sont frappés par la virulence de l’antisémitisme qui se répand lors de la conférence de Durban. « Durant plus d’une semaine, le “sionisme” a été dénoncé sur la base d’un amalgame avec le “racisme” et la “discrimination raciale”, et les Juifs expressément criminalisés, par exemple à travers ce slogan diffusé par tracts : “Un Juif, une balle”. « A Durban s’est tenu un pogrom symbolique, au nom de l’antiracisme et de la tolérance », a très tôt dénoncé l’historien et politologue français Pierre-André Taguieff dans ses travaux sur ce qu’il a qualifié de nouvelle judéophobie. « Les accusations et les injures antijuives ont toutes convergé vers un appel à la destruction de l’État d’Israël. Il y a là de quoi alerter et inquiéter ceux qui luttent avec sincérité contre toutes les formes de racisme et de xénophobie ».
N’ayant pas pour habitude d’intervenir constamment dans les pages débats des quotidiens, Annette Wieviorka, historienne française spécialiste de la Shoah et de sa mémoire a publié le 18 septembre 2001 dans Le Monde une tribune dans laquelle elle exprime son effroi face à ce dévoiement de l’antiracisme. « Je n’ai éprouvé le besoin de m’exprimer dans ces tribunes libres que deux fois. C’est peu. Si je l’ai fait, c’est que j’étais effondrée par ce qui s’était passé à la conférence de Durban : la mise en place d’une idéologie et d’un antisionisme rédempteur, pour reprendre l’expression de Saul Friedländer, comme cela a été le cas pendant la période nazie pour l’antisémitisme. J’ai réagi au fait de voir se nouer l’idée selon laquelle l’existence de l’Etat d’Israël est la cause de tous les maux. C’était insupportable », raconte Annette Wieviorka. « A ce moment, je relisais L’Etrange défaite de l’historien Marc Bloch. J’ai été sidérée par ce qui tournait autour de l’incapacité de l’Histoire à montrer que les choses ne se répètent pas à l’identique, à permettre de penser le neuf et le surprenant. En somme, l’usage contraire que l’on en fait dans la rhétorique du devoir de mémoire. J’avais aussi été frappée par la concomitance entre le 11 septembre et la conférence de Durban A l’échelon planétaire, qui est désormais le nôtre, cette conférence nous oblige au même effort qui fut celui de l’historien Marc Bloch (1886-1944) après l’Etrange défaite : comprendre “le surprenant et le nouveau”. Or ce “surprenant” et ce “nouveau” ont déjà été révélés dans les semaines qui ont précédé les attentats du 11 septembre 2001 par la Conférence de Durban ».
Dans cette tribune intitulée « L’Etrange défaite » en hommage à Marc Bloch, Annette Wieviorka pointe également l’absurdité de cette focalisation obsessionnelle sur Israël présenté comme source exclusive du racisme à travers le monde : « Qui peut rationnellement penser une seconde que la destruction de l’Etat d’Israël améliorera d’un iota la situation des descendants d’esclaves aux Etats-Unis ou au Brésil, celle des Afghans, des Sénégalais ou des Pakistanais ? Qui peut raisonnablement penser que la détresse des peuples se résume à celle des Palestiniens alors que se déroulent, en Afrique noire notamment, des conflits où les morts sont sans nom et sans nombre ? ».
Avec la résurgence des discours antisémites et la multiplication des actes antisémites à travers le monde, cette conférence constitue un tournant majeur dans la diffusion de l’antisémitisme au 21e siècle. Durant les deux décennies qui suivent la conférence de Durban, loin de tirer les enseignements de ce terrible dévoiement de l’antiracisme, la galaxie antiraciste a souvent laissé se déployer la rhétorique haineuse de Durban, notamment lors de manifestations propalestiniennes où la nazification d’Israël est devenue de moins en moins marginale.
Logique victimaire
Dans ce dévoiement de l’antiracisme, la Shoah est paradoxalement reconnue comme le crime absolu dont les Juifs furent les victimes. Mais comme la logique victimaire conduit les individus à réclamer ce statut de victime, les Juifs font l’objet d’une fascination mêlant haine, envie et jalousie. La multiplication des détournements des symboles d’Auschwitz et de l’étoile jaune dans les manifestations anti-vaccin et anti-pass sanitaire illustrent parfaitement ce phénomène. Pour apparaitre comme la victime, il faut se draper dans les symboles de la Shoah. Tout cela n’empêche nullement de penser que les Juifs dominent le monde (finance, médias, industrie) et l’empoisonnent en propageant le virus et en imposant le vaccin.
Mais l’esprit de Durban s’est surtout propagé au sein des nouvelles formes d’antiracisme. Celles qui rejettent l’universalisme et se réclament de l’idéologie décoloniale. Pour nombre de ses militants, Israël est le dernier avatar monstrueux du colonialisme et les Juifs sont souvent perçus comme les pires agents de la « blanchité », du « privilège blanc » ou de la « domination blanche ». S’il est vrai que l’antiracisme décolonial n’est ni un bloc monolithique ni un ramassis d’antisémites arborant le faux-nez du militantisme antiraciste, le rapport aux Juifs et à l’antisémitisme de cette mouvance très hétéroclite est confus et ambigu. « Je ne pense pas que les nouvelles formes d’antiracisme aient pris le relais de Durban », nuance Joëlle Fiss. « Chaque mouvement lutte pour sa propre justice et a ses propres combats. Le monde ne tourne pas autour des Juifs, ni d’Israël ! Il n’empêche qu’il arrive encore que ceux qui pointent Israël du doigt comme le pire « régime au monde », s’en prennent encore aux Juifs comme on l’a vu ces dernières années. C’est bien plus grave que ce qui m’est arrivé à Durban. Ce qui est triste, c’est quand les défenseurs d’Israël ne sont pas perçus comme crédibles sur d’autres combats antiracistes. Or, le combat antiraciste est universel. La conférence de 2001 nous a arrachés de notre universalité ».
Toutes ces dérives n’ont pas empêché les Nations unies de programmer des rencontres de suivi de la Conférence de Durban. Elles doivent se tenir en marge de l’Assemblée générale des Nations unies à New York, le 22 septembre, conformément à une résolution que cette même assemblée a adoptée le 31 décembre 2020. En raison de l’ombre antisémite qui plane encore sur cette conférence, certains Etats, à l’instar des Etats-Unis, du Royaume-Uni, du Canada, de l’Australie, d’Israël, plusieurs pays européens, comme la France ont annoncé qu’ils ne participeront pas à la rencontre de suivi de la Conférence de l’ONU contre le racisme. Le Président français Emmanuel Macron évoque précisément les déclarations antisémites auxquelles a donné lieu la conférence de Durban. « Préoccupé par l’historique des déclarations antisémites prononcées dans le cadre de la conférence des Nations unies sur le racisme, le président de la République a décidé que la France ne participerait pas à la conférence de suivi qui aura lieu cette année », souligne le communiqué de l’Elysée.
Impossible de fêter les 20 ans de Durban
Une décision que soutiennent les associations de lutte contre le racisme et l’antisémitisme. « Nous ne pouvons que nous féliciter de la décision prise par le Président Macron le 13 août dernier de ne pas se rendre, comme d’autres dirigeants de pays démocratiques, à la Conférence de suivi de Durban sur le racisme qui doit se tenir le 22 septembre prochain », déclare Gilbert Flam, président de la Commission des affaires européennes et internationales de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA). « Nous souhaitons que les responsables politiques de l’ensemble des Etats membres de l’Union européenne prendront la même décision. Il est impossible de “fêter”, de quelque manière que ce soit, les 20 ans d’une Conférence et du Forum des ONG qui lui était associé, qui ont été marqués par un déchainement de haine et de violences antisémites et anti-israéliennes inacceptables, particulièrement dans une enceinte de l’ONU, supposée lutter « contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et les diverses formes d’intolérance. Ces violations graves des principes fondateurs des Nations unies se sont depuis poursuivies tout au long des Conférences dites “de suivi” et nous avons constaté que l’expression publique de l’antisémitisme empruntait très souvent le masque de l’antisionisme ».
Si les organisations juives et tous ceux qui entendent poursuivre le combat antiraciste sans qu’il soit entaché par l’antisémitisme et la haine obsessionnelle d’Israël ont salué le refus de ces Etats de participer à la conférence de suivi des 20 ans de Durban, ils ne peuvent s’empêcher d’éprouver un terrible malaise. « Les gouvernements qui ont décidé de boycotter la conférence ont donné un signal très important : ils reconnaissent le « péché originel » de cette conférence. Par-là, ils reconnaissent qu’une conférence antiraciste a généré de la haine », souligne Joëlle Fiss. « Mais aujourd’hui, le document intergouvernemental de l’ONU reste le seul consensus international disponible sur la lutte antiraciste, donc les Juifs sont aujourd’hui accusés de l’affaiblir. Tous ceux qui dénoncent les dérives du Forum des ONG sont face à un dilemme : comment affirmer leur engagement international contre le racisme tout en reconnaissant cette dérive ? Je pense qu’il faut tourner la page et se retrousser les manches. Parce qu’il y a encore plus du travail à accomplir dans le monde aujourd’hui qu’hier ». Ce constat pessimiste ne condamne pas non plus la LICRA, doyenne des organisations antiracistes en Europe, à l’inaction. Bien au contraire. « La LICRA se bat, chaque jour, contre ceux qui veulent rendre invisible le mot même d’antisémitisme, nier sa spécificité et le noyer, pour ne plus le voir, dans un vocabulaire d’aveuglement et de dénégation. Parce que l’antisémitisme est toujours là ! Il se cache derrière le négationnisme, se travestit dans l’antisionisme, irrigue l’idéologie islamiste et, dans ces temps de pandémie, il est au cœur des discours complotistes d’extrême droite et d’extrême gauche, particulièrement sur les réseaux sociaux », fait remarquer Gilbert Flam.
La conférence de Durban laissera donc une trace indélébile dans l’histoire. Loin de concrétiser le rêve émancipateur et universaliste du mouvement des droits civiques incarné par Martin Luther King, cette conférence lègue un héritage aussi encombrant que monstrueux : un antisémitisme qui s’exprime dans la langue de l’antiracisme, et le refus de prendre en considération la réalité des actes antisémites qui en découlent. Les Juifs n’avaient jamais envisagé, même dans leurs pires cauchemars, qu’une lutte censée les accueillir à bras ouverts et les protéger se retourne contre eux.