Dans ma dernière chronique avant la pause estivale, je disais que l’un des accomplissements du « gouvernement du changement » dont je prononçais l’éloge funèbre était qu’il avait calmé autant qu’il avait pu la situation sur la frontière avec la bande de Gaza. Et il est vrai qu’il a fait de son mieux, dans les limites que lui imposaient sa composition baroque et la situation dans ce territoire. Ces limites se sont manifestées dans l’après-midi du 5 août, lorsque l’aviation de Tsahal a lancé l’opération dite « Aube naissante », la sixième depuis 2009. Avec trois particularités notables. Cette fois, plutôt que de réagir aux tirs de roquettes en provenance du territoire, Israël a pris l’initiative. L’opération a visé exclusivement le Djihad islamique, le Hamas se tenant à l’écart de la conflagration. Enfin, elle a été exceptionnellement brève, soixante-six heures en tout avant qu’un cessez-le-feu intervienne dans la nuit du 7 août.
A vrai dire, le gouvernement n’avait pas vraiment le choix. En réaction à l’arrestation à Djénine de Bassam al-Saadi, le chef du Djihad dans la région, l’organisation terroriste a menacé de riposter. Sans tirer un coup de feu, elle a forcé les habitants de toutes les localités frontalières à vider les lieux ou à se terrer dans les abris. Le Premier ministre de transition, Yaïr Lapid, dépourvu de toute expérience sécuritaire, jouait son avenir, alors que la campagne électorale, la cinquième depuis trois ans, était déjà enclenchée. Politiquement, c’était intenable. Il a donc décidé de crever l’abcès.
Le pari a été gagné. L’opération, censée durer une semaine, a été bouclée en deux jours et demi. Le Djihad, décapité de ses principaux chefs militaires, n’a atteint aucun de ses objectifs. Il n’y eut pas de victimes israéliennes et les pertes palestiniennes, quarante-neuf tués dont dix-sept enfants, furent dues pour partie à des roquettes du Djihad. Le Dôme de fer, le système de défense antimissiles, a prouvé derechef son étonnante efficacité. Militairement, le succès est indéniable.
Où va-t-on d’ici ? Autrement dit, comment casser le cycle interminable de la violence qui, de toute évidence, est appelé à se perpétuer ? Etrange situation : tous ceux qui disposent d’un cerveau en état de marche comprennent que la solution à Gaza n’est pas militaire, et pourtant on continue d’agir comme si elle l’était. Seuls ceux qui ont quelque chose à perdre réfléchissent à deux fois avant de le mettre en péril. Alors, ce qu’il est urgent de faire, c’est donner aux Gazaouis des raisons d’espérer. En augmentant le nombre de travailleurs autorisés à se rendre en Israël et en desserrant quelque peu l’étau du blocus, le « gouvernement de changement » semblait avoir compris cela. C’est insuffisant. Il faut changer, non de tactique, mais de stratégie.
Justement, en septembre 2021, à l’époque où il était ministre des Affaires étrangères, Lapid avait mis au point un plan en deux points baptisé « L’économie pour la sécurité ». Le premier prévoyait la réhabilitation des infrastructures du territoire – électricité, gaz, système de santé – ainsi que l’édification d’usines de dessalement. Le second, bien plus ambitieux, évoquait la construction d’une île artificielle au large de Gaza, avec un port en eau profonde, ainsi que des investissements internationaux massifs et des projets économiques communs à Israël, à l’Egypte et à l’Autorité palestinienne. Il serait bon que le Premier ministre Lapid reprenne les idées du ministre des Affaires étrangères Lapid. Outre ses mérites propres pour la population misérable de la bande, ce serait une excellente base, non pour la paix – il n’y a pas de partenaires à Gaza pour cela – mais pour un arrangement au long cours avec le Hamas. C’est faisable. Si le Djihad islamique n’est qu’une organisation terroriste, le Hamas est aussi cela, mais pas seulement. Gouverner implique une mesure de pragmatisme, autrement dit des compromis avec la réalité au détriment de l’idéologie, et le Hamas vient de prouver qu’il en était capable.
Evidemment, une solution locale à Gaza n’est pas la solution au conflit israélo-palestinien. Or, sur le « processus de paix » capable d’y conduire, mieux vaut ne pas se faire d’illusions. L’état lamentable de l’Autorité palestinienne, discréditée aux yeux de ses sujets par la coopération sécuritaire avec Israël et ses propres turpitudes, en fait une fausse autorité et un vrai zombie. En face, l’opinion israélienne, désormais majoritairement passée à diverses nuances de droite – dont une composante messianique et suprématiste juive en expansion – a fait passer le conflit avec les Palestiniens par pertes et profits. Il faut avoir la foi chevillée au corps pour croire encore à un compromis historique avec les Palestiniens – selon l’Index de la paix publié en juillet par l’Université de Tel-Aviv, nous sommes à peine 22% à nous y accrocher encore. Et, parmi les partis politiques qui se disputent les suffrages des citoyens, seuls le Meretz et les listes arabes en font encore un article de leur programme.
Cela dit, refuser de voir la réalité ne veut pas dire qu’elle n’existe pas. A la longue, elle finit par s’imposer, qu’on le veuille ou non. Quelle forme prendra le dur réveil ? Une nouvelle intifada ? Un « tsunami diplomatique » selon la forte expression d’Ehoud Barak ? Les deux, celle-ci suivant celle-là ? Nul ne le sait. C’est que l’on sait, en revanche, ou que l’on devrait savoir, est que la situation actuelle est intenable dans la durée. On dira qu’elle dure depuis trois quarts de siècle et que les prophéties annonçant sa fin ne se sont point avérées jusqu’ici. Combien de temps la Belgique a-t-elle tenu au Congo, la France en Algérie ? Je sais, je sais, comparaison n’est pas raison. Et pourtant…
Je concluais ma chronique mentionnée plus haut par la mort d’un écrivain, A.B. Yehoshua. Je conclue celle-ci par la tentative d’assassinat d’un autre, Salman Rushdie. Non que j’aie quoi que ce soit d’original à dire à ce sujet, mais simplement je ne peux pas ne pas en parler. Je me souviens que, de passage à Paris au moment où Khomeiny venait de lancer sa fatwa, en février 1989, j’ai entendu Jacques Chirac à la télévision traiter l’écrivain de « fumiste ». Cette misère morale m’avait mis en rogne davantage encore que l’appel au meurtre de l’atrabilaire et fanatique vieillard. Il y avait dans cette insulte toute la lâcheté de l’Occident, lamentablement incapable d’assumer son héritage et de défendre ses valeurs. Cette lâcheté, nous n’avons plus cessé d’en payer le prix. Des années plus tard, j’ai lu Joseph Anton (Joseph pour Conrad, Anton pour Tchekhov), l’autobiographie de Rushdie et le récit de son calvaire. L’histoire d’un fumiste, quoi…
Dans un entretien passionnant du quotidien L’Orient-Le Jour du 20 août avec Dominique Eddé, à propos de l’attentat contre Rushdie, l’écrivaine libanaise dit ceci : « Officieux ou officiel, l’islamisme tel qu’il sévit depuis les années 80 est une forme d’incendie.
C’est un phénomène de masse enflammée. “Ce qui était distinct, le feu le réunit en un rien de temps”, écrit Canetti dans Masse et puissance. C’est exactement de cela qu’il s’agit : entretenir le feu, entretenir la densité de cette masse de flammes qu’est la communauté des “fidèles” manipulés, aveuglés. Le climat de combustion et de peur permet de souder les membres comme un seul corps (…) Emettre une fatwa réclamant la tête d’un “apostat” ou d’un “blasphémateur”, c’est dissuader toute velléité de créer du vide à l’intérieur de la masse ».
Bien vu, non ?