La crise du gaz en Europe réchauffe les relations entre Israël et ses voisins

Frédérique Schillo
Conséquence indirecte de la guerre en Ukraine, Israël voit sa position renforcée grâce à ses ressources de gaz naturel qu’elle exporte vers l’Europe. La promesse d’une manne financière, mais aussi une chance de paix au Moyen-Orient ?
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« Winter is coming ! ». A l’approche de l’hiver, quand l’Europe grelotte déjà face au pic de l’inflation et à la crainte d’une crise énergétique semblable au choc pétrolier de 1973, la géopolitique prend des airs de Game of Thrones. Qui pour remplacer la Russie, principal exportateur de gaz en Europe, mise au ban depuis son invasion brutale de l’Ukraine ? Le Moyen-Orient, et en particulier Israël avec ses immenses gisements de gaz naturel, attire tous les regards.

Les Israéliens exploitent déjà avec succès deux champs gaziers au large de Haïfa : Tamar (240 milliards de m3) et le gigantesque Léviathan (500 milliards de m3) mis au jour en 2009-2010. A cela s’ajoutent deux gisements plus petits, Karish et Tanin, qui ne disposent pas encore de plateforme de production offshore fixes, et un dernier gisement, tout juste découvert en mai. Au total, ses réserves gazières s’élèvent à plus de 1.000 milliards de m3 alors que les besoins nationaux sont évalués à moitié moins pour les 25 prochaines années. Israël dispose donc d’une réserve de 500 milliards de m3 de gaz naturel, qu’il peut vendre aux Européens. Et ce n’est qu’un début. La ministre de l’Energie Karine Elharrar vient de lancer des appels d’offres pour de nouvelles campagnes d’exploration.

On est loin de la diète énergétique promise par le gouvernement lors du sommet de la COP 26 à Glasgow en décembre dernier. Israël s’y est engagé à la neutralité carbone d’ici 2050 et, comme gage de sérieux, Elharrar avait annoncé l’arrêt de l’exploration gazière pendant un an. « Le gaz peut attendre », assurait-elle, « 2022 sera l’année des énergies renouvelables ». A peine le temps de couper les vannes, voici que la guerre en Ukraine la contraint à un virage à 180 degrés. L’exportation de gaz naturel est désormais la priorité. Avec pour credo : « Israël aide l’Europe à diversifier ses sources d’énergie. La crise énergétique mondiale est une opportunité ».

Les pipelines de la paix ?

Le 15 juin, Israël a signé un protocole d’accord de trois ans renouvelables avec l’Union européenne et l’Egypte pour approvisionner l’Europe en gaz. Pourquoi l’Egypte ? Parce qu’elle seule dispose d’usines de liquéfaction du gaz naturel. Depuis deux ans déjà, Israël utilise le gazoduc reliant Ashkelon à El-Arish dans le Sinaï pour acheminer son gaz, qui est donc liquéfié en Egypte avant d’être expédié en Europe. Un nouveau pipeline de 65 km de long traversant la Jordanie jusqu’au port d’Aqaba vient d’ouvrir afin de faire face à la demande. Il permettra d’augmenter de 50% les exportations de gaz de Léviathan vers les terminaux méthaniers égyptiens. Preuve que les relations entre Israël et ses deux voisins sont au beau fixe, imperméables aux critiques d’une partie de l’opinion arabe comme aux campagnes du BDS.

Israël songe évidemment à devenir indépendant des contraintes géopolitiques en construisant sa propre usine de liquéfaction offshore. En attendant, pour l’ancien ministre de l’Energie Yuval Steinitz, auteur du livre-témoignage La Bataille pour le gaz, il y a urgence « à exporter du gaz directement vers l’Europe par le biais de gazoducs qui traversent la Méditerranée ».

L’embellie turque

C’est justement l’objectif du projet de gazoduc israélo-turc, lancé en 2007 puis gelé suite à l’affaire du Mavi Marvara en 2010, tout comme de son concurrent l’EastMed, fruit d’un accord en 2019 entre Israël, Chypre et la Grèce sous l’égide des Etats-Unis pour contourner la Turquie. Ce gazoduc devrait être le plus long du monde en courant sur 2.200 mètres des côtes israéliennes jusqu’au port d’Otrante, dans le sud de l’Italie, et acheminer 10 milliards de m3 de gaz par an en Europe. Cependant maintes fois repoussée, sa construction semble désormais compromise. La faute à un coût trop élevé, sachant que ce chantier pharaonique devait remplacer 15% à peine des importations russes. Surtout, le récent retrait américain enterre le projet. Washington a beau invoquer des questions environnementales (et privilégier EuroAsia, qui reliera les réseaux électriques israélien et européen), il faut y voir une conséquence directe de la guerre en Ukraine. Economiquement, les Américains n’ont aucun intérêt à soutenir EastMed alors qu’ils comptent vendre leur gaz de schiste aux Européens. D’autant que, politiquement, ils ne peuvent plus se permettre de froisser Ankara, un pilier de l’OTAN.

La crise du gaz engage aussi les Turcs à se montrer plus conciliants. Début février, avant même l’invasion russe, Recep Tayyip Erdoğan a annoncé que l’Europe pouvait être approvisionnée en gaz naturel grâce au pipeline sous-marin reliant Léviathan et Tamar à la Turquie puis à l’Union européenne. Le 9 août, il vient de lancer une nouvelle campagne d’exploration gazière dans les eaux turques. Plus question de défier ses voisins comme il y a deux ans, quand pareille entreprise avait conduit au bord d’un conflit en Méditerranée. Place désormais à la concorde.

Offrir une alternative au gaz russe permettrait à Erdoğan de sortir l’économie turque du marasme ; une nouvelle fort opportune avant les élections législatives et présidentielle de 2023. Alors pour marquer la fin des tensions, le « champion » de la cause palestinienne accepte de sceller la réconciliation avec l’Etat juif. Le 12 août, la Turquie et Israël ont annoncé la normalisation complète de leurs relations diplomatiques avec le retour des ambassadeurs dans les deux pays. « Un atout majeur pour la stabilité régionale et une nouvelle économique très importante pour les citoyens d’Israël », s’est réjoui le Premier ministre israélien Yaïr Lapid.

Le Liban, entre guerre et paix

Et si le Liban tenait le même raisonnement ? Là aussi, les planètes sont alignées en vue d’un accord diplomatique : le pays est étranglé financièrement (la livre libanaise a été dévaluée de 85% en trois ans), miné par de graves pénuries, ses institutions sont encore affaiblies par l’explosion du port de Beyrouth, il est isolé sur la scène arabe depuis les Accords d’Abraham et la perte de son allié saoudien, et absent du Forum du gaz EastMed (dont sont déjà membres Israël, la Palestine, l’Egypte, la Jordanie, Chypre, la Grèce, l’Italie et la France). Bref, tout l’encourage à négocier le tracé de sa frontière maritime avec Israël, prélude à une exploitation des mannes gazières.

Des discussions indirectes ont repris en juin. C’est le quatrième round de négociations sous houlette américaine depuis 2010. Au fil du temps, la position libanaise s’est durcie, Beyrouth exigeant 1430 km2 supplémentaires incluant le champ gazier de Qana au large de Sidon et les trois quarts de celui de Karish (ligne 29). Mais cette fois, les Libanais semblent enclins au compromis. Ce sont eux qui ont initié les négociations en appelant l’émissaire américain Amos Hochstein. Le 5 juin, ils ont été surpris par l’arrivée de la plateforme de forage Energean près de Karish. Israël soutient que le navire n’a pas franchi la ligne 29, sans nier l’existence de prospection en vue d’une production à partir de septembre. Beyrouth voudrait aussi exploiter le gaz mais sa souveraineté sur le champ de Qana est entravée par la ligne revendiquée par Israël (ligne 1), celle établie en 2012 par l’ancien médiateur américain (ligne Hof), et même par ce qui était sa revendication initiale (ligne 23). Pour débloquer la situation, le gouvernement libanais propose aujourd’hui de revenir à la ligne 23, tout en exigeant une contrepartie sur Qana : ce serait donc Karish pour Israël contre Qana pour le Liban.

Mais les esprits s’échauffent à nouveau car voici que le Hezbollah entre en jeu. Son secrétaire général Hassan Nasrallah est sorti du silence début juin en menaçant d’intervenir contre « la tentative de pillage de la richesse nationale ». Depuis, il joint le geste à la parole : envoi de quatre drones non armés au-dessus de Karish début juillet (interceptés par Israël), tirs contre des drones de la Heyl Ha’Avir, nouveaux postes d’observation sur la frontière, sans parler du harcèlement des patrouilles de la FINUL. La dernière fois que Nasrallah a fait montre d’autant d’arrogance c’était lors du kidnapping de soldats de Tsahal en 2006 qui a conduit à la seconde guerre du Liban, rappelle sur Twitter l’ancien chef du renseignement militaire Amos Yadlin, pour qui « il y a une forte probabilité que Nasrallah répète l’erreur de 2006 ». L’Opération Aube naissante à Gaza a refroidi ses ardeurs : en trois jours, Israël a durement frappé son allié, le Djihad islamique. Cependant, l’accord sur le nucléaire iranien pourrait bien le revigorer. Si les dirigeants libanais « choisissent la voie du feu, ils seront gravement brûlés et blessés », prévient le ministre de la Défense Benny Gantz.

Aujourd’hui, le Hezbollah ne souhaite ni la guerre avec Israël, trop coûteuse, ni la paix, qui lui ôterait sa raison d’être. En revanche, il aurait tout à gagner à un règlement sur la frontière maritime s’il peut le présenter comme une victoire obtenue de haute lutte sur l’Etat juif. Les Israéliens y sont prêts. Ils voient même d’un œil favorable les futurs forages libanais. « Plus ils auront de plateformes gazières, plus ils auront intérêt à ce que personne ne tire dessus », résume sur radio 103 FM l’ancien conseiller à la Sécurité nationale Yaakov Amidror. Autrement dit, une sorte de business oblige, valable pour le Liban comme pour les autres voisins d’Israël.

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Frédérique Schillo
Frédérique Schillo
Historienne, spécialiste d’Israël et des relations internationales. Docteur en histoire contemporaine de Sciences Po Paris