La laïcité toutes voiles dehors

Sarah Borensztein
De l’affaire de l’abaya en France à la contestation violente et criminelle de l’EVRAS en Belgique, en passant par les prières musulmanes clandestines à l’Université libre de Bruxelles (ULB), cette rentrée est placée sous les signes de l’affirmation de fondamentalisme religieux et de la remise en cause de la laïcité. Autant de polémiques qui nous rappellent la nécessité de mettre la religion à distance lorsqu’il est question d’éducation et d’émancipation.
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Une rentrée n’est pas une bonne rentrée sans débat autour du voile ou de la laïcité. Ce coup-ci, entre l’affaire « abaya » en France, celle de la prière musulmane à l’ULB et celle de l’EVRAS dans l’enseignement obligatoire, on peut dire qu’on a fait un strike ! Et puisque les fondamentaux de la laïcité ou ceux du libre-examen ne semblent toujours pas faire sens pour certains, nous allons tenter de répondre à cette question, fréquente chez notre jeunesse : Qu’est-ce que ça peut vous faire qu’une fille vienne à l’école avec un voile (ou autre vêtement religieux) ? Qu’est-ce que ça peut vous faire que des étudiants prient dans leur coin sans déranger personne ?

L’argument massue généralement brandi et supposé clore tout débat est « tant que c’est un choix personnel et éclairé, et tant que ces élèves n’obligent personne à faire pareil, tout va bien ! » Eh bien non, tout ne va pas bien. Parce que la question n’est pas là. Une religion, quelle qu’elle soit, est une lecture du monde. Elle vous dit comment le regarder, le vivre et le dire. La religion vous met une paire de lunettes teintées, peut-être très belles, peut-être même vous permettant de voir des choses que d’autres ne voient pas et de comprendre des enjeux profonds, il reste qu’elles sont bel et bien teintées. Le rôle, le devoir d’un établissement scolaire ou universitaire est de vous retirer ces verres colorés avant de commencer à étudier et apprendre, de faire en sorte que vous arriviez au cours avec un regard le plus vierge possible, au plus près possible du réel et du savoir. Tout lieu, toute institution qui prétend faire progresser la connaissance et la transmettre, se doit d’exiger de ses participants – qu’ils soient là pour enseigner ou pour se former – de laisser le religieux à l’entrée. Car ce dernier a toujours cherché à mettre des bâtons dans les roues de la science, du savoir, et de l’émancipation des individus. Et si l’alphabétisation de l’Europe doit beaucoup au protestantisme, c’est pour des raisons de luttes intestines au christianisme et de désir de propagation du texte biblique. Aujourd’hui, alors que le protestantisme a pris du galon, on voit les ravages obscurantistes qu’il produit aux États-Unis. Quand on accorde trop de place au religieux, il finit par faire comme le bébé coucou, et flanque tout hors du nid.

La polémique déclenchée par l’EVRAS (Éducation à la Vie Relationnelle, Affective et Sexuelle) en est révélatrice : la fixation fanatique de certains parents sur « la pureté et l’innocence de nos enfants » tient sa source dans les religions. Mais au-delà de ces quatre malheureuses heures d’éducation sexuelle, le problème peut se représenter à l’infini, que l’on soit devant un public mineur ou adulte. Un chrétien croyant et pieux à qui l’on enseigne Darwin, finira par tousser en songeant au crucifix accroché à son cou. Dans un cours de littérature, d’art, d’histoire ou d’histoire politique, on sera amené à évoquer la nudité, le sexe, la liberté sexuelle, les droits LGBT, les droits des femmes, etc. Et quel que soit l’auditoire ou la classe, il est évident que les esprits n’y seront pas vierges de toute opinion ni de tout préjugé. Chacun est arrivé là avec son héritage culturel et familial, ses expériences bonnes ou mauvaises, son vécu et, parfois, sa confession.

Le nœud dans le mouchoir

Bien entendu, retirer un voile ne vous retire pas vos convictions et, bien entendu, nous avons tous des présupposés et des a priori. Mais lorsqu’on porte sur soi un vêtement ou un signe distinctif indiquant une appartenance confessionnelle, on porte un coup délétère à deux niveaux : à la vie en communauté, et à la capacité à se remettre en question par le savoir et la contradiction. Concernant la dynamique du groupe, on donne à voir aux autres une des premières choses qu’ils enregistreront sur nous avant tout échange. « Untel : porte un crucifix. Ça ne se fait plus trop, ça… Ça doit être un bigot ! Le genre Manif pour tous, là… » ; « Unetelle : voilée. Bon. Ce n’est sans doute pas avec elle que je vais m’enfiler des bières en TD sur Les Lacs du Connemara ! ».

Et peu importe que ces préjugés soient ou non démentis par la suite, car le plus grand dommage est le deuxième, celui provoqué dans la tête même des croyants qui, ici, en l’occurrence, ne sont plus croyants, mais élèves ou étudiants. Le slogan, usé jusqu’à la corde, « Moi ce qui m’intéresse, ce n’est pas ce qu’une personne a sur la tête, mais ce qu’elle a dedans », ne tient pas. Car le propre du religieux est de tenter sans cesse de se rappeler à vous, même quand vous l’auriez délaissé un instant où il n’était pas invité… Ainsi, en imposant certains vêtements, il place une barrière symbolique entre vous et les autres, mais, surtout, il s’assure que vous n’ayez pas la possibilité de ne pas penser à lui, puisqu’il sera littéralement sur vous tout au long de la journée. Les vêtements, bijoux, accessoires, sont autant de pense-bêtes vous murmurant « n’oublie pas où est la vérité ».

Lorsque l’on va en cours, c’est pour découvrir chaque jour des petits bouts de vérité, assimiler, patiemment et au prix de nombreux efforts, un savoir qui a mis des siècles à se constituer et qui progresse encore à chaque minute. Or, le principe même de la religion est de dire à ses fidèles : « La vérité, tu la connais déjà. C’est moi qui te la délivre, puisque je suis une/la révélation. » En portant un voile, une kippa, des tsitsit, ou une croix, nous appliquons le principe du nœud dans le mouchoir. Nous nous écrivons un petit post-it permanent : « N’oublie pas le Prophète », « N’oublie pas la Torah », « N’oublie pas le Christ ». Ainsi, s’il vous prenait l’envie de vous extraire un instant de certaines de vos certitudes (Dieu a créé le monde, la vie ne peut exister ailleurs que sur Terre, l’homosexualité est un péché, la nudité des femmes aussi), votre mouchoir est là pour vous rappeler que Quelqu’un vous regarde.

Apprendre à s’oublier

La prière sur le campus est tout aussi problématique. Ce n’est pas un hasard si les religions ont fait en sorte d’instaurer des prières régulières, à horaires et fréquences définies. Si le christianisme a recours aux cloches pour rythmer ses vingt-quatre heures, la chose est tout aussi marquée dans le judaïsme et l’islam, qui découpent le temps et les journées en les ponctuant de chants, d’invocations et de rituels. En imposant ainsi un timing précis dans la liturgie, on s’assure que le croyant garde un œil sur sa montre, et ses obligations confessionnelles à l’esprit en quasi-permanence. On ne peut pas se dire : « Bon, je serai juif demain. Là, je suis sur autre chose, je n’ai pas le temps pour ça », car le soleil ne vous attendra pas pour se coucher, et Shabbat, ça ne se postpose pas ! Il en va de même pour les cinq prières quotidiennes de l’islam : vous mettez une alarme sur votre smartphone et il se chargera de vous rappeler ce qu’il n’est pas permis d’oublier.

Voilà pourquoi l’ULB essaye de mettre les religions à distance. Voilà précisément pourquoi ni les vêtements religieux, ni les prières ne doivent entrer sur un campus ou dans une école : parce que c’est l’endroit où l’on apprend, justement, à s’oublier soi-même. C’est l’endroit où, de façon si imparfaite soit-elle, on tente de sortir de soi, de s’extraire de ses ancrages et de ses déterminismes, de se faire page blanche qui va se gorger de lettres et de savoirs, afin, par la suite, bien plus tard, de créer sa propre reliure.

Un étudiant, comme n’importe quel être humain, n’est jamais parfaitement neutre, parfaitement objectif, c’est une chimère de le penser. En revanche, la grande différence entre une conviction profane et une conviction religieuse, c’est que, par définition, cette dernière ne peut admettre le discours alternatif, puisque sa raison d’être est d’être LA voix de la divinité, LA voix du réel, LA voie. Au mieux, elle tolèrera la contradiction en apparence, afin d’éviter le conflit direct et immédiat, mais, sous la surface, restera la chape de plomb de la certitude et le besoin irrépressible de se protéger du doute. Ce n’est pas comme cela que l’on construit une jeunesse de valeur. Et ce n’est certainement pas comme cela que l’on construit un pays ou une société qui tienne la route.

Ce mépris qui vous veut du bien

Pourtant, à chacune de ces polémiques, les grands mots et la compassion mal placée sont de sortie. Car il y en a, de belles âmes – dont le féminisme s’arrête souvent au pied de leurs intérêts identitaires ou électoraux – pour venir hurler au loup du racisme et de la discrimination ! La véritable discrimination, c’est d’ôter la possibilité à certains élèves ou étudiants de s’extraire d’eux-mêmes, d’échapper au déterminisme, d’accéder à l’émancipation. Et pour éviter ici tout malentendu, il faut encore rappeler un point essentiel : s’émanciper ne signifie pas rejeter son héritage familial ou nier la possibilité de croire. Cela signifie que la croyance et la connaissance sont deux choses bien distinctes, et que l’omniprésence de la première ne peut que nuire à l’acquisition de la deuxième. C’est parvenir à se dire que le Coran, la Torah, Allah, ou le Christ, c’est la vérité à mes yeux, que je ne suis pas seule sur cette Terre ni dans ce pays, et que je me dois d’accepter de faire taire ma voix intérieure, pour que nous puissions partager une vérité commune, un enseignement commun. Le véritable mépris, le véritable manque d’empathie, consiste à croire qu’une partie de la population n’est pas apte, ou pas assez solide, pour faire ce parcours initiatique permettant de former des adultes qui trouveront un équilibre entre le cœur et la tête, entre le spirituel et le rationnel.

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