À Londres, la création d’une ligne de bus à destination des usagers juifs vient d’entériner un message terrible : l’état ne pourra pas protéger les Anglais juifs, il va donc falloir, d’une manière ou d’une autre, les ghettoïser « pour leur bien ». Il faut dire que, selon la police locale, les actes antisémites recensés depuis janvier auraient doublé par rapport à la même période l’année précédente. Cette décision fait suite à une requête de communautés orthodoxes locales, et tente de répondre à l’angoisse de citoyens qui peuvent constituer des cibles. Nous nous trouvons là devant une idée dans le même esprit que celle de faire des trottoirs plus larges pour les femmes afin d’éviter le harcèlement de rue : Ça part d’une bonne intention, mais c’est un aveu de faiblesse. Toute facilitation à la non-mixité, ne peut être lue que comme un drame et un échec, et cela, même si elle répond à la demande de citoyens craignant pour leur vie.
En Europe, aux États-Unis, en Israël, beaucoup ont été sidérés par la conséquence quasi-immédiate du 7 octobre : une flambée de l’antisémitisme dans le monde. Au-delà des blagues de nazis sans prépuces, des semi-plagiats de vieux sketch de Dieudonné, ou de l’hystérisation du sujet par le matraquage de termes erronés, les recensements des paroles et actes antisémites ont grimpé en flèche. Un rapport du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), publié en janvier 2024 indiquait une augmentation de 1000% à partir du 7 octobre 2023. Sur les trois mois qui ont suivi le pogrom, les actes antisémites en France auraient atteint le cumul des trois années précédentes.
En Belgique, l’annexe du rapport 2024 d’UNIA sur l’antisémitisme soulignait qu’entre le 7 octobre 2023 et le 7 décembre 2023, l’association aurait reçu 66 signalements où il était « clairement fait référence à l’origine juive ». Précisant qu’à titre de comparaison, elle a reçu « 4 à 5 signalements par mois relatifs à l’antisémitisme en 2022, pour un total de 57 signalements. » Pour les Juifs de diaspora, les conversations du quotidien s’interrompent pour un « n’oublie pas de cacher ça » ou un « tu devrais l’enlever avant de sortir », pointant un bijou trop connoté. Tout le monde intègre naturellement ces réflexes de discrétion, et pourtant, on marche sur la tête. Israël fait face à un pogrom d’une violence inouïe dont les détails effroyables sont documentés, et dans les villes occidentales, alors que l’on espérait lire et entendre « plus jamais ça », on peint et crie « Free Palestine » à tous les coins de rue. Du délire. Il faut dire que lorsque des personnalités politiques comparent une marche contre l’antisémitisme au « soutien inconditionnel au massacre », ça n’aide pas.
On nous rétorquera que c’est une réaction à l’ampleur de la riposte israélienne et au nombre de morts palestiniennes provoquées. Sauf qu’en l’occurrence, c’est faux. « Le 7 octobre, alors même que les images du massacre des civils israéliens sont diffusées, les actes antisémites augmentent de plus de 700 % comparativement à la moyenne journalière », précise le CRIF dans son rapport. Dès le lendemain de la tragédie, souvenons-nous en, des manifestations propalestiniennes émergeaient déjà, pour s’étendre au monde entier en l’espace d’une semaine. Au lendemain du massacre de 1200 israéliens, de l’enlèvement de 240 otages et du constat des viols et autres tortures infligées aux civils, on entendait à Sydney « Fuck the Jews » au milieu de drapeaux palestiniens.
Comment expliquer cette obsession qui s’empare de citoyens et, surtout, d’une part de la jeunesse occidentale ? Des étudiants juifs harcelés sur les campus américains, où certains de leurs condisciples chantent leur amour du Hamas ? Des locaux occupés et détériorés d’une manière scandaleuse à l’ULB ? Des pressions aberrantes pour couper les ponts avec les universités israéliennes ? En traitant Israël et les Juifs de « derniers coloniaux », ces jeunes indiquent leur degré d’ignorance sur le sujet, mais surtout, les raisons probables de leur surinvestissement.
Laver sa mauvaise conscience
L’antiracisme décolonial, qui a pignon sur rue auprès de nos jeunesses depuis quelques années et qui, comme son nom l’indique, regarde le monde par le prisme de la colonisation, a une fâcheuse tendance à classer les êtres humains en fonction de leur couleur ou de leur religion pour savoir s’ils entrent dans la case « victime » ou dans la case « privilégié faisant partie du problème ». La conséquence ne peut être qu’un immense malaise au sein de la nouvelle génération. Nul ne peut culpabiliser toute sa vie, c’est intenable. Alors quand, soudain, leur est présenté un groupe humain plus coupable encore, ces jeunes ont toutes les raisons de se déchaîner contre lui. « Tu peux arrêter de t’en vouloir et de te détester, regarde, j’ai trouvé pire que toi : les Juifs. » Désignés comme des colonisateurs à la solde de l’Europe et des États-Unis, leur lien factuel et historique à la terre d’Israël est nié et présenté comme une invention à but géostratégique. Et l’on scande ainsi sur certains campus américains que les Juifs doivent retourner… en Pologne !
La rage déversée est fort probablement due à la possibilité d’échapper à ses propres fantômes et de les exorciser en les attribuant à quelqu’un d’autre. Se détester éternellement pour ce que ses ancêtres ont fait subir aux Cherokees et aux Cheyennes, c’est compliqué. Se détester éternellement pour la colonisation et ses exactions, ou pour la sanglante guerre d’Algérie, c’est compliqué. Se découvrir coupable dans le regard d’autrui et se voir comme tel tous les jours devant le miroir, c’est compliqué. En revanche, haïr une cible qui permet de faire front commun contre une représentation fantasmée de ce qui nous embarrasse, c’est, d’un seul coup, beaucoup plus simple. On peut enfin alléger le poids de la honte, s’inventer libérateur de « nouveaux colonisés » et, par-là même, expier ses fautes ou, en l’occurrence, celles de ses ancêtres. Quant aux jeunes qui se seraient laissés happer par le jeu de la concurrence victimaire, il peut leur être confortable de se débarrasser de ce « rival gênant » que l’on plaindrait un peu trop à leur goût.
Combattre la haine de soi pour guérir la haine de l’Autre
Que faire pour tenter d’endiguer la tache d’huile ? S’il est vrai que l’antisémitisme est plus complexe à combattre que le racisme, c’est parce que, si ce dernier repose sur la haine de l’Autre et de la différence, l’antisémitisme repose pour beaucoup sur la haine de soi et sur l’incapacité à accepter ce qui n’est pas comme on le souhaiterait. L’incapacité à accepter à la fois ses responsabilités et l’existence de choses qui sont hors de notre contrôle direct. Les guerres, les pages honteuses de l’Histoire, les épidémies, les crises économiques ou humanitaires, il est des drames face auxquels on se sent insignifiant et impuissant. Débusquer un responsable imaginaire permet de respirer en trouvant une explication. La première des choses est donc de responsabiliser la jeunesse, sans pour autant la culpabiliser pour des crimes qu’elle n’a pas commis ; « Il s’est passé des choses bien laides dans l’histoire de l’humanité et ce n’est pas de ta faute, quel que soit ton profil. Tu n’as pas à t’excuser de ta couleur ou de ta religion. En revanche, tu as, comme nous tous, le devoir de connaître et de transmettre la mémoire de ces tragédies. Et si tu n’es pas responsable de ce qui s’est produit hier, tu es responsable de ce que tu dis et fais aujourd’hui. »
Si l’antisémitisme naît de la haine de soi et le racisme de la haine de l’autre, tout le travail d’enseignant consistera à apprendre à nos étudiants à s’aimer eux-mêmes, leur histoire, leur culture, leur héritage philosophique, sans pour autant se passer de la nécessité d’étudier les parts d’ombre et de s’ouvrir à l’Autre. L’exercice sera délicat, car l’amour de soi narcissique ne mène à rien. Mais on ne peut avancer vers l’Autre le cœur serein et ouvert si l’on se méprise soi-même.