Le pogrom du 7 octobre 2023 et ses conséquences bousculent tous les repères et brouillent la compréhension des phénomènes et des évènements historiques. Certes, depuis plus de vingt ans maintenant, nous savons que dans certains quartiers il est parfois devenu compliqué d’enseigner l’histoire des Juifs en général et celle de la Shoah en particulier. Les propos mêlant impression de « trop plein », ressentiment et antisémitisme se sont multipliés. Le phénomène, quoique régulièrement relativisé, est connu.
Mais depuis le 7 octobre 2023, le fait d’enseigner l’histoire contemporaine des Juifs ne peut pas faire l’économie d’une réflexion de fond sur la manière d’aborder ces questions au regard des évolutions qu’a entraînées l’attaque du Hamas. La première de celles-ci est d’abord liée au regard que les élèves eux-mêmes jettent aujourd’hui sur les Juifs et le pays que la plupart pensent avoir été créé en « réparation » de la Shoah. Cette idée, très répandue, fait d’Israël un cadeau offert suite au génocide que les Juifs ont subi en Europe. Dès lors, il devient incompréhensible à certains élèves que ce pays « offert » aux survivants devienne lui-même producteur de discriminations et de violences comme tendent à le diffuser, notamment par le biais des réseaux sociaux, des entrepreneurs de haine.
Accusations d’apartheid israélien et de « Génocide » à Gaza
De fait, l’accusation de génocide, pourtant clairement définie par la Convention internationale sur le génocide du 9 décembre 1948, a très rapidement été brandie, avant même que les opérations terrestres de l’armée israélienne ne commencent et a, depuis, été largement médiatisée par le monde militant à la gauche de la gauche. Des élèves affirment aujourd’hui à leurs professeurs qu’un « génocide » serait mis en œuvre à Gaza car la répétition systématique du terme dans les médias vise à ce que ce concept ne soit même plus interrogé, qu’il s’impose comme une évidence, ce qu’il finit par faire dans l’esprit de certains. D’autre part, l’emploi récurrent de la notion d’« apartheid » fait des victimes du racisme d’hier les propagateurs d’une politique raciste aujourd’hui, disqualifiant par là-même, dans nos sociétés abreuvées de catéchisme antiraciste, l’État d’Israël assimilé à l’Afrique du Sud blanche et raciste. Et c’est bien cela qui représente aujourd’hui un véritable défi pour les enseignants face à des élèves, peu et mal informés, qui, nourris aux réseaux sociaux sont parfois bien en peine de faire le tri dans les messages reçus quand ils n’y adhèrent pas directement.
Car il nous faut le comprendre, ceux qui ne cessent de parler de génocide, de nazifier Israël et ses soutiens ont un agenda politique. Celui-ci, dans la foulée d’un mouvement venu du « Sud global », vise à bousculer et à renverser les paradigmes actuels, ceux de notre monde occidentalo-centré dont la mémoire collective contemporaine s’est construite sur la Seconde Guerre mondiale et le génocide des juifs. L’objectif est ainsi de mettre un terme à notre morale universelle occidentale qui irrigue la planète pour lui substituer une relativisation de cet universalisme car c’est au nom même de celui-ci que l’Occident se serait livré à ce qui devrait être compris par tous comme le crime des crimes en lieu et place de la Shoah, la colonisation. C’est évidemment l’objectif de l’accusation de génocide portée contre Israël devant la Cour internationale de justice mais c’est également le but de la mouvance indigéniste qui, notamment en France, reprend cette idée de remodeler la définition du terme génocide afin de l’élargir aux crimes coloniaux.
Victimes hier, les Juifs seraient aujourd’hui des bourreaux
Dans cette optique, le 7 octobre agit comme une aubaine pour les tenants de cette ligne. Parvenant à faire basculer la remise en cause de la colonisation des seuls territoires de la Cisjordanie au territoire entier d’Israël, « From the river to the sea », c’est la légitimité même du pays, jusqu’alors contestée par des minorités agissantes, qui trouve aujourd’hui un fort écho, notamment dans des pans entiers de la jeunesse. Israël est ainsi devenu, dans l’imaginaire collectif de ce monde, le dernier avatar du colonialisme occidental et il n’est pas rare d’entendre que les Israéliens n’ont aucune légitimité à être là où ils sont car ils viennent d’Europe (ce qui est partiellement faux) où ils devraient donc retourner. D’autre part, si l’État d’Israël est devenu la dernière manifestation de l’ethos criminel de l’Occident, les Juifs eux-mêmes, hier victimes, ont donc fait le choix, en Israël, de devenir des bourreaux et en là-bas comme en Occident de devenir des « blancs ». Ils ont ainsi fait le choix de devenir des dominants qui, certes, peuvent subir de l’antisémitisme dans le cadre de relations interpersonnelles, mais ne connaissent pas ce que vivent les « racisés » qui seraient les vraies victimes du racisme car celui qu’ils subiraient seraient « systémique », c’est-à-dire du fait de l’État et des institutions qui reproduiraient ici et maintenant la société coloniale d’hier.
Dès lors, il est possible que dans les mois et années qui arrivent, il devienne très difficile de parler de l’histoire de la Shoah en comptant sur l’empathie que la souffrance des Juifs d’Europe devrait provoquer. En effet, si la stratégie pédagogique vise à émouvoir, quelle réception sera celles de jeunes pour qui les descendants de ceux qui furent victimes, les Juifs d’aujourd’hui, sont vus comme se comportant comme ceux qui ont voulu, hier, les exterminer ? Comment faire pour expliquer le ghetto de Varsovie quand le choc des images de Gaza détruite sidère et efface tout le reste ? Ce qui existait déjà, à savoir la nazification d’Israël, a déjà pris de l’ampleur et risque demain de nuire à la prise en considération à sa juste mesure du génocide commis contre les juifs.
Au-delà, la perception des Juifs d’aujourd’hui comme étant des « dominants », des « blancs » et des « colonisateurs » risque également de présenter un frein à la construction d’un savoir sur la Shoah mais également d’une mémoire collective du génocide des Juifs comme crime fondateur d’une morale universelle commune. Par conséquent, c’est la justesse pédagogique des enseignements mais également la parfaite maîtrise des éléments historiques et politiques des périodes concernées qui seront décisives si l’école veut être en capacité de répondre aux questions nouvelles qui se poseront et se posent déjà. Plus que jamais, les professeurs auront besoin d’être les plus précis possibles sur les évènements et la maîtrise des concepts. Ils ne devront pas éviter de se confronter aux mises en accusation d’Israël et des Juifs par des élèves qui parleront de « génocide » et d’« apartheid ». Il leur faudra maîtriser les définitions juridiques quand elles existent tout en insistant sur le fait que toutes les souffrances se valent mais que les crimes, au regard de l’intention ou non qui les guide, ne sont pas de même nature. Il leur faudra être capables d’expliquer pourquoi l’Occident a fait de la Shoah un marqueur identitaire très fort tout étant en mesure d’expliquer ce qui fait sa spécificité et sa dimension sans précédent dans la longue litanie des violences de masse. De la même manière, les enseignants devront se former à l’histoire de l’antisémitisme afin de montrer, de la manière la plus explicite possible, que les discours anti-juifs et anti-israéliens d’aujourd’hui empruntent à de vieilles antiennes anti-juives qui, comme le rappelle Pierre-André Taguieff dans son Dictionnaire historique et critique du racisme, remontent parfois à l’antiquité et ont muté mais pour toujours se répéter.
Banaliser et relativiser la Shoah
Mais le fond ne suffira plus à donner à la Shoah la dimension historique et politique qui doit rester la sienne. Les institutions scolaires devront outiller les enseignants afin qu’ils soient capables de mettre en place des stratégies pédagogiques, qu’ils sachent répondre aux provocations, qu’ils adoptent les postures idoines, qu’ils apprennent à ne pas se laisser emporter dans des débats sans fin. La formation, individuelle et collective sera la clef. Le 7 octobre a accéléré une guerre des récits dont l’objectif est de déboulonner la Shoah du piédestal où certains la pensent établie et pour cela, il faut la banaliser, la relativiser afin de laisser la place aux crimes du colonialisme. Les enseignants doivent avoir conscience de ce qui se joue. Les discours auxquels ils se heurteront ne seront pas de simples « contestations d’enseignement », ils seront la manifestation d’un narratif mais également d’un projet politique dont Israël et les Juifs d’abord, mais l’Occident dans son ensemble ensuite, seront les victimes.
Les réponses sont possibles mais le combat ne sera mené qu’à la condition que les responsables politiques le comprennent et s’en emparent, car il en va de la stabilité de nos sociétés, mais également que les enseignants en soient convaincus et si nombre d’enseignants sauront faire face et investir ces champs politiques et historiques, nous savons aussi qu’une partie d’entre eux sont très critiques vis-à-vis d’Israël et de la guerre de Gaza, notamment chez les jeunes professeurs. La guerre des récits a commencé et elle passera par l’école.