Au moment de commémorer le premier anniversaire du pogrom du Hamas, les Israéliens ont l’impression de ne jamais avoir vraiment quitté ce jour maudit. L’émotion les submerge à l’approche des cérémonies, où il faudra dérouler la chronologie des massacres en égrenant le nom des victimes. Tout le monde se souvient de ce qu’il faisait ce 7 octobre, quand il a appris que les terroristes s’étaient infiltrés par la barrière de sécurité et venaient de frapper en Israël. Reviennent alors en mémoire la stupeur et l’effroi. Et puis ce sentiment étrange d’un moment suspendu quand au soir des attaques un premier bilan affolant tombait, faisant état d’environ 200 morts ; ils étaient en réalité 1 200. Personne ne pouvait imaginer la déflagration à venir avec l’ouverture de cinq autres fronts (Liban, Syrie, Cisjordanie, Irak, Yémen, Iran) et ce tsunami d’antisémitisme déferlant sur les Juifs du monde entier.
Emotionnellement, les Israéliens ne sont pas sortis du 7 octobre. Chacun y pleure au moins une victime dans sa famille, parmi ses amis, ses voisins ou collègues. Et même si la guerre à Gaza a perdu en intensité, des soldats continuent de tomber. Encore fin septembre, la sergente-chef Agam Naïm a été tuée avec trois autres militaires dans l’explosion d’une maison piégée à Rafah. Elle est la première femme soldate de Tsahal à mourir sur le terrain à Gaza.
Si les Israéliens ont tant de mal à s’extirper de ce traumatisme, c’est que tout les ramène au 7 octobre. Cela paraît inconcevable et pourtant certaines victimes viennent seulement d’être identifiées. Pour leur famille qui apprend qu’elles ne sont pas otages du Hamas mais ont été assassinées il y a des mois, le pogrom, c’était hier. De même, l’annonce le 31 août de la mort de six jeunes otages exécutés d’une balle dans la nuque a bouleversé le pays. Les Israéliens se sont soudain retrouvés projetés près d’un an en arrière quand ils assistaient impuissants aux massacres des festivaliers de Nova et des familles des kibboutzim. Parmi ces six jeunes, Hersh Goldberg-Polin, dont les parents Rachel et Jon, inlassables défenseurs de la cause des otages, ont ému le monde entier. D’autres familles d’otages médiatisent leur lutte de Jérusalem à la Maison Blanche, en passant par le Vatican. Yonathan Shamriz, qui a perdu son frère Alon, l’un des trois kidnappés tués le 15 décembre à Gaza par un tir ami, vient d’expliquer devant les parlementaires allemands combien l’avenir d’Israël dépendait du sort des otages : « Nous n’aurons pas la paix et ne pourrons pas nous rétablir en tant que société tant qu’ils ne reviendront pas. »
La libération des otages doit primer sur la poursuite de la guerre, estiment une majorité écrasante de 67% des Israéliens. Suite à l’exécution des six jeunes, ils étaient 250.000 à descendre dans les rues pour appeler à la signature d’un accord qui permette de sauver les derniers otages encore en vie. Depuis, on assiste chaque semaine à des rassemblements massifs comme on n’en avait jamais vu depuis le déclenchement de la guerre. Sans que cela n’émeuve le gouvernement.
Les buts politiques d’une guerre interminable
Le décalage est inouï entre une opinion publique éplorée et un gouvernement qui fait la sourde oreille, déterminé à poursuivre la guerre coûte que coûte. Accusé de torpiller les négociations sur Gaza, Netanyahou martèle son objectif de « victoire totale ». Un but de guerre illusoire stratégiquement, mais politiquement habile tant il lui permet de maintenir l’opinion sous tension et d’évacuer ainsi les problèmes qui fâchent.
L’état de guerre doit permettre à Netanyahou d’enjamber quatre dates clés de son calendrier politique. D’abord le 5 novembre, jour de l’élection américaine dont il espère qu’elle porte à nouveau au pouvoir Donald Trump. Sans doute croit-il que le leader républicain lui laissera les mains libres à Gaza, oubliant combien il avait moqué les Israéliens après le fiasco du 7 octobre. Interrogé par Fox News sur ce qu’il dirait au Premier ministre israélien s’il était aux manettes, Trump a répondu : « Je pense que vous devez en finir, et le faire rapidement, et revenir dans le monde de paix. » C’était en mars 2024.
Deuxième rendez-vous crucial : le 2 décembre. C’est la date à laquelle Netanyahou doit venir témoigner à son procès pour corruption devant le tribunal du district de Jérusalem. Imagine-t-on un chef de gouvernement jugé en plein conflit ? Absolument, répondent les juges, qui disent avoir fixé cette échéance en tenant compte de « la capacité du Premier ministre à se préparer en période de guerre » mais également de « l’intérêt public à avancer dans cette affaire ». Cependant, les avocats de Netanyahou pourraient plaider des circonstances exceptionnelles pour repousser encore les audiences et éviter à leur client de se retrouver en mauvaise posture face à une opinion qui réclame déjà massivement son départ.
La guerre pourrait ainsi se poursuivre jusqu’au printemps prochain, et au-delà. Le 31 mars 2025 est la date limite pour le vote du budget, durant lequel Netanyahou devra affronter à la fois les caprices de sa coalition (dont les ultra-orthodoxes opposés à une loi sur la conscription), une opinion touchée par l’effondrement de l’économie (notamment les secteurs de la construction, du tourisme et de l’agriculture), et des marchés inquiets face à tant de crises. Gaza paraît l’argument tout trouvé pour éviter de rendre des comptes. « Mensonge ! » a déjà mis en garde le chef de l’opposition Yaïr Lapid, rappelant que « des mois avant la guerre, les agences de notation avaient émis une perspective négative pour l’économie israélienne ».
Quatrième échéance enfin, celle de la création d’une commission d’enquête sur l’échec du 7 octobre, dont Netanyahou espère qu’elle n’adviendra jamais. Après l’attaque surprise de la guerre de Kippour en octobre 1973, la commission Agranat, du nom du président de la Cour suprême, avait été mise sur pied. Dès avril 1974, elle rendait un rapport préliminaire qui allait entrainer la démission de responsables militaires et de Golda Meir, pourtant épargnée par les juges, mais forcée de quitter le pouvoir sous la pression inédite de la rue. Un scénario cauchemar pour Netanyahou. Pour l’éviter, il refuse tout en bloc : la saisine de la Cour suprême (qu’il abhorre), la création d’une commission d’enquête (le gouvernement a déposé un recours devant la haute cour pour ne pas avoir à la créer), et même de simples excuses. Quand pour la première fois, lors d’une conférence de presse le 2 septembre, il a demandé « pardon » aux familles des otages, c’est pour s’attarder aussitôt sur un document du Hamas détaillant la guerre psychologique à mener afin de « faire porter la responsabilité sur Netanyahou ». Autrement dit, ceux qui osent critiquer le Premier ministre se rendent complices de Yahya Sinwar.
Retour au 6 octobre
Subrepticement reparaissent les anciens clivages qui avaient tant déchiré la société israélienne avant le 7 octobre. Alors qu’on la croyait enterrée, la réforme judiciaire flotte à nouveau comme une épée de Damoclès au-dessus de la Cour suprême. Faute de pouvoir la représenter telle quelle, le ministre de la Justice Yariv Levin fait pression sur les juges, menace de renvoi le Procureur générale, ou bien rechigne à convoquer la commission des nominations chargée de choisir un président de la Cour suprême en remplacement d’Esther Hayut partie à la retraite il y a un an. Ironie de l’Histoire, selon la chaîne N12, Levin presse désormais la Procureure générale d’ouvrir une enquête bidon sur Netanyahou et le ministre de la Défense Gallant afin de dissuader la CPI d’émettre des mandats d’arrêt contre eux.
Dans la police aussi, le kahaniste Itamar Ben-Gvir entend placer ses hommes. Par conviction ou plus sûrement par désir de plaire au chef, les policiers ferment les yeux sur les provocations incendiaires du ministre et de ses partisans. Ainsi des Juifs messianiques ne se cachent plus pour prier sur le mont du Temple en violation du statu quo avec les fidèles musulmans mais aussi des règles rabbiniques. « S’il vous plaît, calmez-vous ! », a imploré l’ancien grand rabbin sépharade Yitzhak Yossef dans une vidéo diffusée en hébreu et en arabe, « ne nous laissons pas guider par des franges radicales ». Quand la police a laissé une foule d’activistes ultranationalistes faire intrusion cet été sur une base militaire pour y déloger neuf soldats soupçonnés de viol sur un terroriste palestinien, une partie du pays a cru sombrer dans l’anarchie.
A nouveau deux Israël se font face. La crise des otages, la fuite en avant du gouvernement et l’essoufflement de l’effet drapeau après un an de guerre jettent dans la rue des milliers d’Israéliens. « Des traîtres ! », balaient d’un revers de main les partisans de Netanyahou qui ressortent la machine à propagande comme au temps de la bataille sur le coup d’état judiciaire. A l’époque, Gallant et les responsables militaires avaient imploré Netanyahou d’abandonner sa réforme et d’œuvrer plutôt à réparer la société avant que les ennemis d’Israël ne profitent de sa vulnérabilité. C’était hier, c’était le 6 octobre.