La Russie à la croisée des chemins

Galia Ackerman
L’Histoire est-elle en train de se répéter ? Avec une crise
économique liée à la chute du prix du pétrole, des interventions militaires coûteuses et une gestion calamiteuse de la crise du coronavirus, la Russie de Poutine semble souffrir des mêmes maux qui ont causé l’effondrement de l’Union soviétique à partir de la fin des années 1980.
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En 1986, l’Union Soviétique fut confrontée à deux chocs : une chute brutale des prix du pétrole et la catastrophe de Tchernobyl. Le prix du brut s’est effondré précisément au moment où la direction soviétique était empêtrée dans la gestion de la crise nucléaire. Il aura fallu mobiliser près de 700.000 personnes et des dizaines de milliers d’engins (ensuite inutilisables) pour contenir la contamination radioactive, pour remettre en marche la centrale endommagée et reloger des centaines de milliers de personnes. Telles étaient les tâches pharaoniques que le gouvernement a tenté d’accomplir. En 1990, le coût de ces dégâts à long terme avait été évalué à 358 milliards de dollars.

Par ailleurs, l’URSS menait une campagne militaire de grande envergure en Afghanistan (1979-1989). Cette guerre qui causa la perte de 26.000 Soviétiques et d’un million d’Afghans fut désastreuse pour l’économie soviétique. En fonction de l’année, les dépenses militaires soviétiques variaient entre 3,2 et 8 milliards de dollars, sans compter l’aide financière octroyée au régime de Kaboul. Il faut ajouter à cela l’effet des sanctions américaines qui privaient chaque année l’économie soviétique de quelques milliards de dollars. Enfin, le président Reagan avait lancé en 1983 son programme de Strategic Defense Initiative, une « Guerre des étoiles » dont l’objectif était de conduire l’URSS à augmenter ses dépenses militaires, ce qui devait inévitablement accélérer son affaiblissement. On peut penser que tous ces facteurs, les prix bas du pétrole et les dépenses énumérées ci-dessus, ont ensemble contribué à saper le régime communiste et à en précipiter l’effondrement de 1991.

Chute du prix du pétrole

Il semblerait que l’on assiste à une conjoncture assez similaire en ce début d’année 2020. Les prix du pétrole continuent de chuter pour les pays de l’OPEP, ainsi que pour les autres pays pétroliers, du fait de la baisse de la consommation des hydrocarbures dans le monde. Une telle situation creuse le déficit du budget de l’Etat russe : en fait, il devient déficitaire dès que le prix du baril du pétrole brut passe en dessous de la barre de 40 dollars, ce qui est le cas depuis plusieurs mois. En outre, la Russie a subi de sérieux revers sur le marché gazier. A cause des sanctions américaines, elle n’a toujours pas réussi à achever la construction du gazoduc Nord Stream II ; et même dans le cas où elle arriverait à contourner cet obstacle, la Directive gazière européenne l’empêchera de remplir les tuyaux à plus de 50%, rendant déficitaire l’exploitation de ce gazoduc dans lequel Gazprom a investi 10 milliards de dollars. Par ailleurs, d’autres nuages s’amoncellent au-dessus du marché gazier russe.

Selon le bilan du mois de mars 2020, le dernier dont on dispose, les livraisons de Gazprom à la société d’Etat turque Botas et à d’autres opérateurs turcs indépendants ont chuté de sept fois par rapport à l’année précédente. Le gazoduc récent TurkStream, dont la construction a été en grande partie financée par la Russie, s’avère donc inutile, car la Turquie est en train de remplacer le gaz russe par le gaz liquéfié norvégien, algérien et même américain. Dernièrement, la Turquie a acheté moins de gaz russe que la petite Lituanie… Comment expliquer un tel revirement ? Nothing personal, only business. Le prix du gaz russe est historiquement rattaché à celui du pétrole, tandis que d’autres vendeurs de « l’or bleu » pratiquent les prix de marché, au plus bas actuellement. Et la Turquie n’est pas le seul pays à compromettre les intérêts russes : le même calcul est fait par d’autres pays, comme la Pologne et la Chine par exemple.

A cette situation économique tendue s’ajoutent d’autres déboires. Premièrement, l’épidémie du Covid-19, qui a paralysé le pays entier pendant plus d’un mois, et qui continue d’en paralyser une partie. A la différence des gouvernements occidentaux, la direction russe ne s’est pas empressée de distribuer de l’argent : elle n’a soutenu, et de façon très incomplète, que des secteurs clés de l’économie, étatisés ou se trouvant entre les mains des oligarques proches du Kremlin, et bien plus timidement le personnel des hôpitaux affecté à la lutte contre le virus. Le reste de la population, et en particulier les patrons des PME, n’ont obtenu que quelques « clopinettes », comme le report des impôts et des taxes, ou encore le gel, pour quelques mois, des échéances de prêts immobiliers. D’où le vif mécontentement qui s’exprime de plus en plus au sein de la population générale et dans les milieux d’affaires. Ajoutons à cela un manque cruel de personnel soignant, qui aura conduit à une mobilisation forcée des étudiants de médecine, et l’état déplorable dans lequel se trouvent de nombreux hôpitaux de province.

Guerres hybrides de la Russie

Les maigres revenus des hydrocarbures et la récession provoquée par la crise sanitaire ne sont pas les seuls problèmes du gouvernement russe. L’annexion de la Crimée, le soutien économique du Donbass, comme l’engagement militaire en Syrie, en Libye, en Centrafrique, ou au Venezuela où se trouvent des troupes, des mercenaires et des engins de combat russes, ont un coût immense pour l’économie du pays. La Russie n’a plus les moyens de supporter un tel poids ; mais elle ne peut se permettre de perdre la face, tant dans la limite de ses frontières que sur la scène internationale, face à un Occident qu’elle imagine hostile et contre lequel elle mène des guerres hybrides, notamment via les médias de propagande, comme Sputnik ou Russia Today, et des hordes de trolls proliférant sur les réseaux sociaux.

Il faut enfin mentionner le prix supplémentaire que paie la Russie pour son aventure ukrainienne et ses guerres hybrides. Les sanctions occidentales pèsent en effet de plus en plus lourd sur son économie. Non seulement la Russie n’a toujours pas pu achever le Nord Stream II, mais elle subit d’autres conséquences des sanctions américaines et européennes, comme l’embargo sur l’exportation de ses armements et sur l’obtention de technologies innovantes pour l’industrie pétrolière. Certes, cela ne l’empêche pas de vendre par ailleurs ses systèmes anti-aériens S-400 à la Turquie ou à la Chine, souvent à crédit. Mais ces ventes ne représentent qu’une maigre consolation par rapport à l’ensemble des pertes liées aux sanctions occidentales.

Vladimir Poutine dirige la Russie depuis vingt ans. Pendant ce temps, le Parlement s’est transformé en une simple chambre d’enregistrement des lois édictées par l’exécutif, c’est-à-dire par Poutine en personne. Les gouverneurs des régions sont tantôt nommés, tantôt limogés par le Président. Il en est de même des juges fédéraux. Quant aux juges de la Cour Suprême et de la Cour Constitutionnelle, ils sont nommés par la Chambre Haute du Parlement, mais celle-ci est entièrement soumise à la volonté du Président. L’opposition a été réduite en miettes : des opposants ont été tués, emprisonnés sous des prétextes fallacieux, contraints à l’émigration. En fait, dans n’importe quelle situation litigeuse, seule l’intervention du président Poutine peut être décisive.

L’autorité du Président s’appuie sur une idéologie simple, mais efficace, qui parle à beaucoup de Russes : retour au système de gouvernance et aux valeurs soviétiques, mais l’idéologie communiste en moins. Le pivot de cette idéologie, c’est la Victoire soviétique au terme de la Grande Guerre patriotique (la Seconde Guerre mondiale en Russie) : l’URSS ayant débarrassé le monde de la peste nazie au prix d’un énorme sacrifice humain, cela conférerait à la Russie, en tant qu’héritière de l’URSS, une légitimité dans la défense de ses intérêts géopolitiques, qu’il s’agisse de l’Ukraine, de la Syrie ou du Venezuela, souvent en violation du droit international. 

Poutine au pouvoir jusqu’en 2036 ?

Cependant, le coronavirus a depuis imposé son agenda à Poutine. A son grand dam, le Président russe fut obligé de reporter le défilé militaire à l’occasion du 75e anniversaire de la Victoire de la Grande Guerre patriotique, le 9 mai, où il espérait figurer avec plusieurs leaders mondiaux à ses côtés. Il fut également contraint de reporter le vote populaire pour les changements constitutionnels qui lui donnent notamment droit de se présenter pour deux nouveaux mandats et de rester au pouvoir jusqu’en 2036. Mais le pourra-t-il vraiment ? La gestion chaotique de la crise du coronavirus et les conséquences économiques à venir le fragilisent dans l’opinion publique. Dernièrement, des experts indépendants russes ont été jusqu’à évoquer un coup d’Etat raté ou… à venir. Que ces suppositions soient vraies ou fausses, la situation actuelle fait irrésistiblement songer à une fin de règne.

Reste encore cette question cruciale : qui viendra remplacer Poutine et son entourage ? Des libéraux, qui sont peu nombreux, mais disposent d’une certaine expertise économique ? Des représentants des services secrets, qui occupent la majorité des postes clés dans les structures du pouvoir ? Et quelle sera la politique mise en œuvre après Poutine ? Un retour dans le monde civilisé, vers le respect du droit international ? Ou la poursuite pernicieuse d’alliances avec des gouvernements peu recommandables, comme la Syrie de Bachar el-Assad et le Venezuela de Maduro ? Une chose est cependant certaine : la situation économique conjuguée au choc du Covid-19 va prochainement mener la Russie à la croisée des chemins.

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