Le succès interpellant des anti-vaccins

Nicolas Zomersztajn, Alejo Steimberg
Bien qu’un vaccin soit nécessaire pour mettre fin à la pandémie de coronavirus, le complotisme des anti-vaccins se répand progressivement sur internet en touchant un public plus large et plus éduqué.
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La critique des vaccins et des campagnes de vaccination est paradoxalement apparue dans les pays où les vaccins ont prouvé leur efficacité. C’est surtout la peur des effets secondaires qui prend le dessus sur les bénéfices de la vaccination. Mais progressivement, une mouvance anti-vaccins (antivax) s’est nourrie de l’imaginaire complotiste en répendant l’idée d’une collusion politico-industrielle visant à dissimuler la nocivité des vaccins. Avec la crise du coronavirus, les antivax ont pris les devants en dénonçant une campagne de vaccination obligatoire alors qu’en réalité il n’y aura pas suffisamment devaccins pour toute la population. D’autres ajoutent même qu’à la faveur de cette campagne obligatoire, des puces électroniques sous-cutanées seraient implantées pour que les puissants puissent nous contrôler ! Le futur vaccin s’intègrerait donc dans un vaste complot de l’industrie pharmaceutique en vue d’accumuler des profits gigantesques.

Pour autant, toute critique des vaccins serait-elle nécessairement complotiste ? Certaines avancent des arguments d’ordre médical et portent surtout sur les adjuvants et la proportionnalité entre les risques et les bénéfices de la vaccination. A côté de cette critique légitime et nécessaires des effets des vaccins, il existe un rejet virulent et complotiste des vaccins que portent les antivax. « Il s’agit non seulement de remettre en cause le bien-fondé d’une pratique qui a largement fait ses preuves dans l’histoire récente », observe Sebastian Dieguez chercheur en neuroscience cognitives à l’Université de Fribourg et auteur de Total Bullshit ! Au cœur de la post-vérité (éd. PUF). « Mais également d’y voir un procédé sournois qui serait tantôt dangereux, tantôt inefficace, et qui ne serait appliqué, au mieux, que dans un but lucratif, ou au pire, dans une volonté de contrôle et d’affaiblissement de la population. A ce titre, “les médecins”, “les scientifiques”, “les autorités sanitaires”, “l’OMS” et bien sûr “l’industrie pharmaceutique” doivent être au courant de la supercherie et font donc naturellement figure de conspirateurs ». Toutes ces autorités sont donc corrompues parce qu’elles poursuivent un agenda qui n’est pas celui de la santé publique mais celui des intérêts financiers de l’industrie pharmaceutique.

Dynamique militante et hyperactive

Bien que les antivax soient minoritaires, leur discours complotiste touche progressivement un cercle beaucoup plus large que celui de leurs adeptes. Pire, comme a pu l’observer Sebastian Dieguez dans ses recherches, la seule théorie du complot pour laquelle l’adhésion est supérieure au rejet concerne les vaccins. « Les militants antivax les plus radicaux et les plus complotistes sont bien souvent plus actifs et plus motivés pour répandre leurs idées sur les réseaux sociaux que ceux qui sont favorables aux vaccins », fait remarquer Rudy Reichstadt, fondateur de Conspiracy Watch, l’Observatoire du conspirationnisme et des théories du complot. « Ils n’ont aucun scrupule à s’imposer sur des plateformes ou dans des “communautés” dont le sujet de discussion n’est pas la vaccination. Ils importent cette thématique pour élargir leur audience et faire de nouveaux adeptes. Même s’ils sont moins nombreux que les personnes n’ayant aucune animosité envers les vaccins, ils donc portés par une dynamique militante et hyperactive qui leur permet de gagner des adeptes ».

L’hyperactivité des antivax ne peut se comprendre sans l’attitude des destinataires de leurs messages, qu’ils soient d’honnêtes internautes souhaitant mieux cerner la question des vaccins, ou qu’ils soient tout simplement indécis. Et le rôle de ces indécis est crucial. « Les pages anti-vaccination grossissent et s’étendent également à vue d’œil, notamment sous l’impulsion des nœuds d’indécis qui s’engagent activement dans les partages et commentaires de liens souvent très douteux », souligne Sebastian Deguiez. « Ces “indécis” passent ainsi, de fait, dans le camp des anti-vaccins, en autorisant et favorisant la diffusion et l’interaction avec leurs contenus. C’est ici que le complotisme joue un rôle particulièrement intéressant, et souvent mal compris. Les nœuds anti-vaccins n’ont aucune peine à s’infiltrer dans la masse des indécis où circulent quantité d’informations périphériques à la vaccination, souvent liées à des motifs d’inquiétude très généraux sur la santé, l’enfance, la sécurité ou le rôle des autorités, ainsi que nombre d’opinions, d’hypothèses, de dénonciations, de mises en garde ou de révélations sur des thèmes très divers. Un complotisme “soft” s’y déploie, qui ne fait que partager ou poser certaines “questions”, et donne lieu à des échanges soutenus et très engagés. Le mouvement anti-vaccins, qui est dans une certaine mesure une forme de complotisme, s’insère pour ainsi dire tout naturellement dans ces flux dynamiques et variés, et y prospère même ».

Les frontières entre la critique légitime et nécessaire sur les limites et les effets des vaccins et les discours complotistes sont donc très poreuses. Ce qui crée une zone grise dans laquelle les deux discours coexistent. Parmi les publics les plus exposés à ce complotisme anti-vaccins, certaines franges de l’écologie et de l’extrême gauche ont une tendance plus marquée que d’autres militants politiques à adhérer plus facilement à ces discours. Ainsi, en France, la députée européenne écologiste Michèle Rivasi est une militante anti-vaccins notoire même si elle s’en défend. Elle remet en cause le principe même de la vaccination. Elle a poussé loin la compromission avec les complotistes en organisant à Bruxelles une conférence au cours de la laquelle a été projeté le film Vaxxed d’Andrew Wakefield, un médecin britannique anti-vaccin radié pour fraude à propos d’une publication établissant sans aucun fondement un lien entre vaccination et autisme. « La propension des écologistes à être sensibles au complotisme anti-vaccins peut trouver sa source dans une culture de la lutte contre les groupes industriels chimiques et pharmaceutiques souvent présumés coupables de manipulations et de cupidité », confirme Rudy Reichstadt. « La primauté accordée aux solutions dites naturelles et aux médecines parallèles attise leur méfiance envers les manipulations génétiques et tout ce qui est fabriqué en laboratoire. Le tropisme anti-vaccins de certains écologistes n’est évidemment pas partagé par tous les écologistes mais on sent bien que c’est au sein de cette mouvance que le discours anti-vaccin pénètre plus facilement ».

Ethos du résistant

Cette porosité étonnante mais aussi cette capacité de toucher des gens éduqués doit susciter le questionnement sur la manière de réagir face à ces discours complotistes. Et à cet égard, de nombreux scientifiques sont encore trop nombreux à penser à tort que le complotisme est le produit d’une déficience de rationalité, de faiblesse de raisonnement et d’ignorance. Comme s’il suffisait de montrer en quoi les raisonnements qu’ils tiennent ne sont pas valides pour les neutraliser. « Cela revient à brandir une petite épée de bois face à une énorme gorgone », déplore Emmanuelle Danblon, professeur à l’Université Libre de Bruxelles (ULB) où elle enseigne la rhétorique et les théories de l’argumentation. « Si des complotistes parviennent à s’adresser à des gens éduqués et à les séduire avec leurs délires, c’est qu’il y a à côté du raisonnement (logos) des motivations qui touchent davantage aux émotions (pathos) et à l’image que l’on a de soi et des autres (ethos). On ne peut ignorer ces deux derniers éléments. C’est ce qui explique notamment pourquoi les anti-vaccins se voient comme des résistants à la pensée dominante, au “système”. Cela leur permet donc de construire une identité de résistant qui est narcissiquement valorisante face à ce que la société semble imposer de manière plus ou moins autoritaire à partir d’un discours d’expert ».

Le complotisme des antivax montre bien qu’il ne suffit pas d’expliquer la méthode scientifique pour que les gens ne tombent pas dans le panneau. Ce discours complotiste s’appuie sur des principes tantôt très archaïques (médecines traditionnelles) tantôt hyper modernes (la critique et le doute) et tantôt hyper contemporains (comme la post vérité). « Ce n’est pas qu’un discours bêtement irrationnel mais bien un agrégat de phénomènes très différents les uns des autres et qui n’auraient jamais dû se retrouver ensemble », relève Emmanuelle Danblon. « Ce complotisme emprunte à des héritages de société tellement différents que cela complique sa compréhension. C’est pour cela qu’on retrouve des associations contre-nature : Michel Onfray partageant le point de vue de Donald Trump ! ». Ce mélange des genres idéologiques opérant dans un marigot qui rassemble les anti-masques, les opposants aux gestes barrières et au confinement brouille évidemment les pistes et les schémas d’antagonismes traditionnels. C’est la raison pour laquelle il ne faut surtout pas négliger la dimension idéologique des anti-masques intimement liée à la défiance qu’ils nourrissent envers toute autorité, qu’elle soit politique, académique ou scientifique.

Les 4 commandements anti-complotistes

En plein essor, le phénomène conspirationniste inquiète de plus en plus. Dans ce contexte, le Centre d’Éducation à la Citoyenneté du CCLJ développe un nouveau module1 dans lequel des outils pour identifier et déconstruire les thaéories du complot sont proposés. Alejo Steimberg, animateur à « La haine, je dis NON ! » et concepteur de ce module, nous donne quelques conseils pour discuter avec un complotiste.

1 Tu ne te considéreras pas imperméable au complotisme

La pensée conspirationniste n’est pas l’apanage de gens particulièrement influençables ou peu éduqués, on la retrouve dans tous les niveaux socio-économiques et socio-culturels2. En effet, le complotisme est un moyen très efficace et économique (quoique biaisé et fallacieux) pour donner une explication simple à des évènements complexes, il permet de trouver un sens à un monde qui semble confus et compliqué. Que la 
« vérité » en question soit inventée de toutes pièces ne change rien à l’effet psychologique réconfortant qu’elle peut procurer.

2 Avec prudence tu débunkeras

Le « débunkage » (de l’anglais debunking) est un procédé qui consiste à prouver qu’une affirmation est fausse en apportant des preuves. S’il peut s’avérer très utile pour contrer la désinformation, il montre cependant ses limites quand on discute avec quelqu’un qui croit à une théorie du complot. Certaines personnes ne se gênent pas pour diffuser une information mensongère sur l’OMS, par exemple, convaincues comme elles sont qu’elles ne font que combattre le feu par le feu, car il n’y a selon elles pas plus grand menteur que cette organisation.

3 La démarche scientifique tu expliqueras

Les adeptes des théories du complot sont convaincus d’être des héritiers de l’esprit critique. Or, une « théorie » du complot est un mode de pensée proche de la paranoïa3 et non pas une théorie au sens scientifique du terme. La démarche scientifique (et journalistique) a pour objectif de démontrer qu’une hypothèse se vérifie, ou pas, dans la réalité : on cherche des preuves qui pourront soit la confirmer, soit l’infirmer. Le raisonnement conspirationniste, par contre, n’accepte que les preuves qui l’arrangent : toute évidence contraire sera inévitablement considérée comme frauduleuse, certainement forgée par le groupe soupçonné (les autorités, les Juifs, une société secrète, etc.). Les théories du complot fonctionnent donc comme une croyance et non comme une enquête basée sur des faits. Or, les tenants des thèses complotistes n’en sont souvent pas conscients. À un interlocuteur de ce type, on peut essayer de lui demander quelles preuves pourraient le faire douter. L’absence de réponse peut être parlante : si l’on ne peut pas prouver qu’une théorie est fausse car elle se prouve elle-même, elle est également indémontrable. Elle relève donc du domaine de la foi.

4 Tu ne ridiculiseras point

Nous avons tous des croyances dont nous supportons mal la remise en question. Si quelqu’un essaie de vous convaincre qu’une idée qui est à la base de votre système de valeurs (l’égalité entre tous les êtres humains, par exemple) est ridicule, il est probable que vous n’ayez pas très envie de l’écouter. Il en va de même pour les tenants des théories du complot. Il vaut donc mieux privilégier une autre approche : celle de l’entretien épistémique4. Dans ce type d’échange, on discute sans débattre, sans chercher à prouver quoi que ce soit, le but étant d’aider son interlocuteur à exprimer comment il construit sa vision des choses… et à en prendre conscience. Ce n’est qu’en étant lucide quant à notre manière de raisonner que le doute peut s’insinuer dans nos croyances.

***

1 À découvrir sur https://www.lahainejedisnon.be/

2 D’après un sondage d’Antoine Bristielle de SciencesPo Grenoble, diffusé sur France Info, les antimasques –une position complotiste- français sont majoritairement « des femmes d’une cinquantaine d’années ayant fait des études ou étant cadres ».

3 Taguieff, Pierre-André : Court traité de complotologie, Fayard, Paris, 2013, pp. 26-27.

4 Une introduction à cette méthode peut être trouvée sur https://www.youtube.com/watch?v=99InBSdGjO0 .

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