L’ère des dictateurs et de la conflictualité

Nicolas Zomersztajn
Dans "Un autre monde. L’ère des dictateurs" (éd. Perrin), Alain Frachon, l’éditorialiste international du quotidien Le Monde, réunit une centaine de chroniques écrites depuis 2014 auxquelles il a ajouté une réflexion sur la montée en puissance de la Chine. Ce livre permet aussi de mieux cerner la guerre idéologique que des régimes autocratiques comme la Chine et la Russie mène contre l’Occident qu’ils jugent hostile. Rencontre avec Alain Frachon invité en juin dernier à la Villa Empain pour une conférence.
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Dans quelle mesure sommes-nous revenus à un monde bipolaire ?

Alain Frachon: La carte géopolitique mondiale est aujourd’hui caractérisée par « la nouvelle guerre froide » : d’un côté, les alliés atlantiques, Américains et Européens, et, de l’autre, la Russie de Poutine politiquement appuyée par la Chine de Xi Jinping. L’agression contre l’Ukraine soude le camp occidental, celui des démocraties libérales, et elle n’ébranle en rien l’amitié sino-russe, socle du groupe des autocraties. Ce qui lie aujourd’hui Pékin et Moscou, c’est leur volonté commune de mettre fin à un ordre international qu’ils estiment outrageusement dominé par les Etats-Unis et les démocraties libérales occidentales. A la tête de leur pays respectif, Poutine et Xi Jinping ont suivi la même trajectoire : l’un et l’autre ont évolué vers un pouvoir de plus en plus dictatorial. Le Chinois et le Russe s’appuient sur une rhétorique anti-occidentale sans cesse plus agressive. Dans le délire victimaire qui l’habite chaque jour davantage, Poutine attribue à la main, visible ou invisible, de l’Occident tous les malheurs de son pays. Quant à Xi Jinping, il considère toutes les valeurs portées par l’Occident comme « hostiles ». Ils veulent tous les deux que l’autocratie bénéficient de la même référence que la démocratie libérale dans les grandes instances internationales. C’est la raison pour laquelle l’amitié entre la Chine et la Russie se fonde sur cette conflictualité avec ce qu’ils nomment le « collectif occidental » dont ils veulent assurer le reflux.

Comment expliquez-vous que ce bloc autoritaire que forme la Russie et la Chine aient privilégié l’hostilité et la conflictualité ?

A.F. Leur défense de l’autocratie relève de l’autodéfense. C’est une manière de se préserver pour ces régimes obsédés par leur maintien au pouvoir. Dans cette obsession, et c’est très clair dans le cas chinois, ils se méfient des idées subversives. Et l’Occident porte ces idées de subversion et de liberté. Des régimes comme celui de la Chine en ont terriblement peur et ils sont sûrement moins assurés de leur assise populaire qu’on ne l’imagine. C’est d’ailleurs ce que déclare Xi Jinping dès 2012 dans le fameux document N°9, intitulé officiellement « De la situation dans la sphère idéologique », dans lequel il énumère les périls qui menaceraient la suprématie du Parti communiste chinois. On y retrouve notamment les valeurs universelles, la liberté de la presse, la société civile, les droits civiques, les erreurs historiques du PC chinois, et l’indépendance du pouvoir judiciaire. Tout ce qui peut menacer idéologiquement et politiquement son pouvoir est donc hostile et nocif.

Poutine et Xi-Jinping valorisent la force mais leur rhétorique est bien souvent victimaire. Comment expliquez-vous cette contradiction ?

A.F. Tant à Pékin qu’à Moscou, on ne cesse de marteler que si ces deux empires ne se sont plus retrouvés au centre du jeu à un moment de leur histoire respective, c’est parce qu’ils ont été humiliés par les Occidentaux. Cette rhétorique victimaire de l’humiliation est une arme redoutable dont les dirigeants de ces deux pays usent et abusent. Ils estiment donc avoir une revanche à prendre sur l’histoire et qu’à ce titre, ils ne sont pas soumis aux mêmes règles que les nôtres. Dans les relations économiques internationales, cela se traduit concrètement par le recours russe ou chinois au piratage informatique. Lorsque les Occidentaux leur expliquent que ces pratiques sont inacceptables, les Chinois et les Russes répondent du tac au tac qu’ils ne font rien de différent que la piraterie navale des Européens durant les siècles passés. Cette posture victimaire leur procure le sentiment que tout leur est permis. Il faut donc se méfier de ce discours de l’humiliation qui relève de la ruse et du cynisme. Même s’il possède une dose de sincérité, ce discours victimaire n’est pas non plus fondé historiquement. Dans le cas russe, je me souviens des multiples efforts des Américains pour tirer un trait sur la confrontation de la Guerre froide sans humilier les Russes. Les Américains ont eu le souci de les accompagner dans leur transition politique et économique. Les exemples sont nombreux. On peut citer notamment l’aide précieuse des Etats-Unis dans le rapatriement en Russie des armes nucléaires soviétiques dispersées en Ukraine, en Biélorussie et au Kazakhstan.

Il y a pourtant eu des maladresses américaines, notamment lors de la guerre dans les Balkans ou dans les politiques économiques soufflées à Moscou par les experts américains…

A.F. Je ne nie pas du tout ces maladresses et je n’ignore pas qu’elles ont suscité un sentiment d’humiliation russe que Moscou a exploité à des fins de politique intérieure et extérieure pour contrer l’influence des Occidentaux sur la scène internationale. Ce problème trouve sa source dans la conviction américaine d’avoir gagné la Guerre froide alors qu’en réalité, c’est l’Union soviétique qui s’est effondrée de sa propre médiocrité politique, économique, sociale et sanitaire. Cette conviction erronée d’avoir gagné a certes induit des comportements arrogants et des maladresses, mais jamais de volonté d’humilier les Russes. C’est pourquoi je ne reprends pas à mon compte le refrain « c’est la faute des Américains » ou « c’est la faute de l’Otan » qui auraient humilié les Russes ou les Chinois. C’est une rhétorique d’exonération de leurs échecs et leurs dérives répétés.

Que deviennent les puissances régionales du Moyen-Orient dans cette conflictualité ?

A.F. Si on s’en tient aux trois puissances moyen-orientales que sont la Turquie, l’Iran et Israël, on s’aperçoit qu’elles ont acquis au fil de ce début de 21e siècle une grande autonomie par rapport à leur protecteur respectif que sont les Russes et les Américains. Ainsi, la Turquie, proche des Etats-Unis et membre de l’Otan, n’a pas hésité à acquérir un système de défense anti-aérien russe contre la volonté des Américains. Cela n’empêche pas la Turquie de demeurer membre de l’Otan et conserver de bonnes relations avec Washington. Et en même temps, cela ne fait pas des Turcs les vassaux de Moscou : ils affrontent les Russes et leurs alliés en Lybie et en Syrie et mettent leurs drones à la disposition de l’armée ukrainienne ! Erdogan joue donc un rôle clé dans l’échec de l’offensive russe sur Kiev tout en maintenant de bonnes relations avec Moscou. Cet exemple met en exergue l’autonomie et la marge de manœuvre des puissances régionales du Moyen-Orient. Il nous montre que si le Moyen-Orient est véritablement sorti des divisions de la Guerre froide pour adopter une physionomie géostratégique beaucoup plus complexe. Cette complexité explique les variations des attitudes de ces puissances régionales en fonction des contextes et des conflits : dans certains cas, elles peuvent s’appuyer sur Moscou, dans d’autres sur Washington et parfois même, les deux à la fois ! La plus belle illustration de cette évolution est celle d’Israël dans le contexte de la présence iranienne en Syrie. L’objectif des Iraniens est d’avoir des bases menaçant Israël depuis la Syrie. Cette volonté est clairement contrariée par les Russes, maîtres de l’espace aérien syrien, qui laissent les Israéliens bombarder ces cibles iraniennes et syriennes. Les Israéliens ne mènent aucune de ces attaques sans les coordonner avec les Russes pourtant alliés numéro un du régime de Bachar El-Assad, lui-même allié de Téhéran ! Les Russes laissent faire car Poutine a noué d’excellentes relations personnelles avec Netanyahou et Bennett, tous les deux très proches des Etats-Unis et il sait bien que tant qu’il y aura en Syrie ce facteur iranien considéré comme une menace existentielle pour Israël, il n’y aura pas d’argent occidental, chinois ni arabe pour reconstruire ce pays.

Alain Fronchon

Né en 1950, Alain Frachon est journaliste. Il a commencé sa carrière à Europe 1 puis à l’AFP où il a travaillé dix ans comme corres-pondant à Téhéran, Londres et Washington. Il entre au journal Le Monde en 1985. Correspondant à Jérusalem et à Washington avant de remplir plusieurs fonctions dans la direction du quotidien : chef du service étranger, rédacteur en chef chargé des analyses et éditoriaux, direction du magazine Le Monde 2 et directeur de la rédaction. Depuis quelques années, il est l’auteur d’une chronique hebdomadaire sur les enjeux stra-tégiques contemporains. Auteurs de plusieurs ouvrages sur les relations internationales il vient de publier Un Autre Monde, l’ère des dictateurs, éd. Perrin, 380 pages.

 C’est le type même de configuration géopolitique compliquée de ce premier 21e siècle. De la même manière, la normalisation d’Israël dans le monde arabe se fait à travers l’hostilité commune à l’Iran. Ce qui montre bien que les choses évoluent de manière relativement indépendante de ce qu’on pense à Moscou, à Washington ou à Pékin.

Dans quelle mesure estimez-vous que l’Occident n’ait plus aujourd’hui le monopole de référence ?

A.F. Nous avions effectivement le monopole de la référence politique et morale avec la démocratie libérale. Pendant des années, on nous enviait pour cette référence. Pour ce qui est notre style de vie, notre stabilité et notre richesse, nous n’avons pas décliné. D’où la séduction que nous exerçons encore sur le monde. Tous les jeunes de Proche-Orient, du Maghreb et d’Afrique subsaharienne savent qu’il existe en Occident un climat favorable lié aux libertés individuelles et collectives. Toutefois, durant ce premier 21e siècle, les régimes autocratiques et dictatoriaux ont marqué des points. Ainsi, la Chine a montré au monde qu’il existe un autre mode de croissance possible et redoutablement efficace. Personne n’a réussi comme la Chine à sortir plus de 600 millions de gens de la misère en cinquante ans. Et sûrement pas l’Europe qui y a mis des siècles. Xi Jinping exploite cette prouesse pour assoir la domination de la Chine face aux Occidentaux et surtout pour véhiculer l’idée de l’efficacité de l’autocratie. Elle séduit dans les pays du Sud mais aussi en Occident où certains dirigeants politiques et économiques associent autocratie à efficacité économique et sociale.

N’y a-t-il pas de désir de liberté dans ces pays d’Afrique et d’Asie…

A.F. Un désir de liberté à ne pas confondre avec un désir de démocratie. Je crois en l’universalité de la Déclaration des droits de l’homme. Il y a effectivement un désir de liberté qui me parait universel mais sans tomber dans le relativisme culturel, je ne pense pas que cette aspiration à la liberté débouche nécessairement partout sur la démocratie. Les institutions démocratiques que l’Occident a mis en place pour exprimer ce désir de liberté sont ancrées dans une histoire culturelle et politique européenne. Ainsi, lorsque les Iraniens font la révolution en 1979, ils expriment un désir de liberté mais il va s’incarner politiquement dans la théocratie des Mollahs ! Vous en conviendrez, il s’agit d’une institutionnalisation problématique de la liberté.

Les Russes et le Chinois ont imposé cette conflictualité. Mais implique-t-elle une domination mondiale de bloc autoritaire ?

A.F. Ces deux puissances prétendent ne pas vouloir dominer. Toutefois, on peut observer qu’elles veulent toutes les deux posséder une zone d’influences au sein de laquelle la souveraineté des pays est limitée. Dans ce que les Russes appellent leur « étranger proche », un pays n’est pas libre de ses partenariats ni de ses alliances. C’est une manière de gagner et une forme de domination. Confrontée à des différends frontaliers avec tous ses voisins, la Chine utilise la force. Il y a quelques mois, des combats ont eu lieu dans l’Himalaya contre l’Inde. Elle a aussi longtemps eu recours à la force armée en Sibérie le long du fleuve Amour contre l’Union soviétique. Et aujourd’hui, la Chine utilise la force avec tous ses voisins dans le Pacifique occidental, que ce soit avec le Vietnam, les Philippines, Brunei, la Malaisie et l’Indonésie. A chaque fois, la Chine s’empare par la force d’îlots à la souveraineté contestée en les poldérisant pour les transformer en îles et pour agrandir sa zone économique exclusive et son espace aérien. Ce recours à la force traduit aussi un désir de domination. Même si ce n’est qu’une domination régionale, la Russie et la Chine l’expriment aussi au sein des grandes instances internationales où ces deux Etats imposent leurs marques : ils entendent faire refluer l’interprétation que font les Occidentaux de la Déclaration universelle des droits de l’Homme et de l’ordre mondial établi en 1945. En dépit de ce qu’ils prétendent, la volonté de conquête et de domination politique des Russes et des Chinois est bien réelle. Ce projet de conquête soude d’ailleurs leur complicité offensive. C’est cela la conflictualité dont je parle dans mon livre et que je raconte depuis plusieurs années dans mes chroniques dans Le Monde.

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