Pénalisation des négationnismes : pourquoi le génocide des Arméniens est-il exclu ?

Perla Brener
Les faits. Le Premier ministre Charles Michel en déplacement à Kigali pour les commémorations du génocide des Tutsi au Rwanda avait annoncé que le Parlement belge érigerait en infraction pénale le négationnisme de ce génocide. La proposition de loi déposée par le MR, la N-VA, l’Open-VLD et le CD&V a été adoptée le 25 avril, mais en excluant des poursuites pénales le négationnisme du génocide des Arméniens, malgré les amendements déposés par l’opposition. Comment comprendre cette différence de traitement entre les génocides ? Comment expliquer ce revirement puisque le génocide des Arméniens a été reconnu officiellement par le même Parlement belge ? Observateurs et représentants des organisations de rescapés nous ont donné leur avis.
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L’annonce de l’extension de la loi antiracisme au génocide des Tutsi a été perçue comme une « bonne nouvelle » du côté d’Ibuka Mémoire et Justice, organisation représentant les rescapés du génocide des Tutsi. « Nous n’avons toutefois pas manqué de nous poser des questions sur les mots employés », souligne Félicité Lyamukuru, la présidente. « Sachant bien les moyens utilisés par les négationnistes (nier un génocide en le minimisant, en le relativisant et même en inversant les rôles entre victimes et bourreaux), il nous est clairement paru important de rappeler qu’il s’est passé un génocide au Rwanda, celui commis contre les Tutsi. Lorsqu’on parle du génocide rwandais, cela éclipse simplement ceux qui l’ont commis, “les Hutu extrémistes”. Nous pouvons bien croire à la bonne disposition des décideurs politiques dans la lutte contre le négationnisme, mais les choses doivent être nommées clairement. Nous rappelons que si le génocide perpétré contre les Tutsi en 1994 a tué un million de victimes. Aujourd’hui, le négationnisme de ce crime anéantit sournoisement la reconstruction des survivants de ce génocide. Si les Tutsi n’ont pas été secourus en 1994, aujourd’hui il est opportun de soutenir les efforts de reconstruction des rescapés en les protégeant de plusieurs manières. La loi est l’une de ces manières. Se distancer de la volonté des négationnistes est ce que nous attendons des politiques ». Ibuka s’interroge néanmoins sur l’exclusion du génocide des Arméniens. « Nous comprenons totalement la réaction de la communauté arménienne. Cette reconnaissance internationale sur laquelle ils se basent pour exclure les Arméniens nous échappe », affirme sa présidente. « Nous restons solidaires avec la communauté arménienne dans le travail de mémoire, la transmission et la lutte contre le négationnisme ».

« La communauté arménienne est sous le choc après l’adoption de cette loi », confie le président du Comité des Arméniens de Belgique Nicolas Tavitian. « Après la reconnaissance du génocide de 1915 par le Premier ministre Charles Michel, en 2015 (après 100 ans quand même !), nous pensions la question réglée, du moins en ce qui concerne notre pays, et nous espérions ne pas devoir revenir dessus. Mais cette proposition de loi institue deux types de génocides : ceux qu’on peut nier et ceux qu’on ne peut pas nier. Aucun de ses défenseurs n’a pu donner une raison crédible à cette distinction. Le ministre de la Justice Koen Geens évoque une vague “complexité juridique”. D’autres évoquent une “question sensible”. Or, si la pénalisation de la négation du génocide arménien est une “question sensible”, c’est précisément parce que cette négation est promue par un Etat puissant et un allié commercial important, la Turquie. La population belge dans son ensemble est-elle consciente du fait que certaines lois sont écrites directement sous l’influence de gouvernements étrangers, qui de plus ne sont pas des modèles en matière d’Etat de droit ? », interpelle Nicolas Tavitian. « Considérons-nous cela comme une situation acceptable ? »

 

Député de l’opposition Cdh, Georges Dallemagne se bat depuis toujours pour la reconnaissance des différents génocides. « L’amendement que nous avons déposé prévoyait non seulement de pénaliser les génocides sanctionnés par des décisions internationales, mais aussi tous les génocides que la Belgique, le Conseil de l’Europe ou le Parlement européen avaient reconnus, mais il n’a malheureusement pas été retenu », regrette-t-il. « L’amendement de DéFi qui prévoyait de reconnaitre simplement les génocides reconnus par la Belgique n’a pas été retenu non plus. Quelques heures plus tôt, devant le Mémorial du génocide des Arméniens, à Ixelles, de nombreux élus avaient pourtant fait de grandes déclarations. Le représentant Ecolo Christophe Doulkeridis avait promis que son groupe allait évidemment réparer cette loi. Quant au représentant du MR Michel De Maegd, il a affirmé que son groupe allait déposer une proposition de loi pénalisant la négation du génocide. Mais tout cela n’était que du vent : Ecolo n’a pas dit un mot, et n’a pas soutenu notre amendement. Quant à la proposition du MR, elle était irréaliste puisque le Parlement a été dissous. Le MR a même tout fait pour que la commission de la justice de la Chambre ne se réunisse pas. Cerise sur le gâteau, le soir même, jour de la commémoration du génocide des Arméniens, Didier Reynders assistait à une réception avec l’ambassadeur de Turquie ! », déplore le député qui ne parvient pas à expliquer « la totale contradiction » entre la reconnaissance du génocide des Arméniens votée par le gouvernement belge et son refus de voter la pénalisation de son négationnisme. « Contexte démographique, campagne électorale, peu importent les raisons. Quand on a des valeurs, on les a tout le temps, et surtout dans ces moments-là. Au-delà de la question du génocide des Arméniens, c’est de la question des grands crimes contre l’humanité dont il s’agit, de la manière dont on les qualifie et dont on les traite par rapport à notre démocratie et nos libertés fondamentales », insiste Georges Dallemagne. « Il est extrêmement important que l’on soit très clair sur ces sujets. Il ne peut y avoir de génocides de “seconde catégorie ”, tous doivent être traités de la même manière, y compris sur le plan pénal ».

« Je peux deviner facilement les intentions des opposants à l’élargissement de la loi au génocide des Arméniens et je comprends tout à fait les réactions de la communauté arménienne contre cette exclusion juste au 104e anniversaire du génocide de 1915 », affirme le rédacteur en chef d’Info-Turk.be, Dogan Özgüden. « Il est tout à fait ridicule de dire que le génocide des Arméniens n’est pas encore reconnu par un tribunal international. Etant donné que tous les auteurs de ce génocide d’il y a 104 ans n’existent plus, qui peut être jugé par une telle instance judiciaire ? D’ailleurs, il faut se rappeler que le génocide des Arméniens a déjà été reconnu par 28 Etats membres de l’ONU, y compris la Belgique, 41 Etats des USA et par plusieurs institutions internationales comme le Conseil de l’Europe, le Parlement européen… ». Dogan Özgüden n’hésite pas à dénoncer les « chantages » auxquels sont soumis les partis politiques belges. « Les chantages des organisations, médias et élus turcs au service du régime d’Ankara juste à l’approche des élections législatives en Belgique. Tout ce qui se passe me rappelle les manœuvres pareilles d’il y a quatre ans… », observe-t-il. « En 2015, l’organisation d’Europalia-Turquie juste au 100e anniversaire du génocide de 1915 était une offense impardonnable à la mémoire des peuples arménien, assyro-araméen et grec pontique. D’ailleurs, le texte de la reconnaissance du génocide des Arméniens par l’Etat belge acquittait l’Etat turc et faisait les éloges de Recep Tayyip Erdogan. Il n’y a aucun doute que le négationnisme ultra-nationaliste turc est bien renforcé après cette deuxième soumission belge… Il faut déjà voir les cris triomphalistes dans les médias turcs… ». 

Alors que la France vient de déclarer le 24 avril Journée officielle du génocide des Arméniens, la Belgique semble jouer sur deux tableaux. Après avoir reconnu en 2015 le génocide des Arméniens, le Parlement exclut ce même génocide dans son projet de poursuivre pénalement les négationnistes, au prétexte qu’il n’a pas été sanctionné par des juridictions internationales reconnues. Le Parlement belge l’a pourtant reconnu, le Parlement européen et le Conseil de l’Europe aussi. Les juges seraient-ils plus respectables que ces instances officielles et plus fiables que les historiens, y compris des historiens turcs qui ont eu le courage de le dénoncer ? Comment ne pas interpréter ce recul comme la volonté de ne pas froisser la communauté turque de Belgique à la veille des prochaines élections ? Nul doute que les députés de l’opposition, s’ils sont réélus à la prochaine législature, reviendront à la charge. Pour que le génocide des Arméniens, des Araméens et des Grecs pontiques soit traité au même titre que le génocide des Tutsi ou la Shoah.
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