Quand l’identité nationale se veut “flamande, avant tout”

Géraldine Kamps
Les événements qui se sont déroulés cet été au festival Pukkelpop ont relancé les discours nationalistes les plus virulents. Sur fond de négociations gouvernementales qui se prolongent depuis le 26 mai 2019, le président de la N-VA, Bart De Wever, veut désormais définir « un canon de l’identité flamande » pour transmettre l’histoire de la Flandre. Légitime ou inquiétant, les avis divergent.
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Retour rapide sur les événements : le 17 août dernier, les organisateurs du festival de musique Pukkelpop qui se déroule chaque été depuis une vingtaine d’années près d’Hasselt s’excusent pour « les malentendus qui auraient pu naître après le retrait des drapeaux sur le site du camping du festival ». Ils rappellent par ailleurs que « le Pukkelpop est un festival où tout le monde est le bienvenu indépendamment de son sexe, de sa langue, de ses convictions politiques, de sa religion, de sa conception de la vie, de son handicap, de son âge, de son orientation sexuelle et de son origine ethnique ».

Des drapeaux au lion noir (à distinguer du lion noir aux griffes et langue rouge  symbole de la Flandre) ont en effet été distribués par des nationalistes flamands à l’entrée du festival. Peu après, les mêmes nationalistes agressaient la jeune activiste du climat Anuna De Wever et ses amies, aux cris de « Mort à Anuna »… et de « Mort à tous les Juifs ! »

Mais pourquoi les organisateurs s’excusent-ils après avoir condamné et exigé le retrait des « drapeaux noirs de la Collaboration » ? Condamnation et retrait qui semblaient pour le moins justifiés. Ces excuses font suite à la rencontre entre les organisateurs et le bourgmestre de Hasselt, Steven Vandeput (N-VA). Un peu plus tôt le chef de groupe N-VA à la Chambre, Peter De Roover, les a lui aussi exigées, estimant que la condamnation par le Pukkelpop « criminalise d’innombrables Flamands en les liant au régime nazi ». L’ancien rédacteur en chef de Joods Actueel, Michael Freilich, élu député N-VA aux dernières élections, n’utilise pas d’autres mots, affirmant : « Je sais ce que c’est que de combattre l’antisémitisme. Je m’offusque donc du fait que le drapeau que je soutiens soit comparé à un symbole des nazis ». Les organisateurs précisent qu’aucun drapeau de la Flandre n’a été retiré, mais préfèrent s’excuser…

Un « canon flamand » pour transmettre l’histoire

Rassurant : la lettre ouverte de Robert Kaert, père d’une amie d’Anuna présente au festival, à Peter De Roover publiée par De Standaard (19/8/19) a fait le tour de la toile. Robert Kaert s’étonne que les excuses aient été demandées aux organisateurs et non aux jeunes nationalistes violents. Les médias francophones l’évoqueront à peine. Depuis quelques jours déjà, la Une est aux nouvelles déclarations de Bart De Wever. Avec son éternelle rengaine, « l’identité nationale, flamande avant tout », le président de la N-VA suggère dans sa note pour la formation du gouvernement flamand d’établir un « canon flamand », soit une liste de « points d’ancrage » (objets, personnalités, œuvres d’art ou événements) de la culture et de l’histoire flamandes, « qui caractérisent la Flandre en tant que nation européenne et que les élèves flamands et les nouveaux arrivants devront connaître ». Avec, en surplus, la création d’un musée consacré à l’histoire flamande.

« Les déclarations de Bart De Wever ne m’ont pas étonné : la N-VA est un parti nationaliste », souligne le blogger Marcel Sel, auteur de l’ouvrage Les secrets de Bart De Wever (éd. De l’arbre, 2011). « C’est le ton utilisé qui semble nouveau. Bien sûr, la N-VA cherche à damer le pion au Vlaams Belang, son concurrent nationaliste, avec lequel elle sait qu’il serait difficile, voire “mortel” de gouverner. Mais il n’y a pas de rupture avec l’ADN du parti. Depuis toujours, De Wever cherche à concevoir un nationalisme inclusif, qui ne soit pas fondé sur l’ethnie (“la Nation”), mais bien sûr l’adhésion à une valeur commune, qu’il décrit comme “l’identité flamande”. Il exige (mais plus fort qu’avant) que chacun la respecte et s’intègre dans la communauté. Selon les modalités, cela peut être positif (comme la République au sens français) ou négatif (comme dans la Hongrie d’Orban, qui se voudrait exclusivement chrétienne) ».

Historien réputé au nord du pays, Bruno De Wever se montre très critique par rapport aux positions de son frère et n’a pas hésité à rassembler autour de lui d’autres historiens flamands pour multiplier les déclarations abondant dans son sens : « L’instrumentalisation de l’histoire pour soutenir l’identité flamande est une très mauvaise idée », juge-t-il (Le Soir, 17/8/19). « On doit en effet s’attendre à ce qu’un parti nationaliste flamand ajoute sa sauce idéologique à la culture et à l’histoire ». Marcel Sel confirme : « Dès lors que De Wever veut inscrire un projet national flamand dans le marbre, il est logique qu’il se fonde sur l’histoire flamande, quitte à la réécrire : toutes les nations, y compris la Belgique, se sont approprié (et ont abusé de) l’Histoire pour créer leur roman national ».

Mais au sein de la communauté juive flamande, la frilosité semble de mise. La plupart des personnes interrogées refusent d’être citées sur « une question politique » et le principal intéressé, Michael Freilich, dont les déclarations ont visiblement choqué, reste injoignable. En coulisses, on espère juste que les « canons » annoncés intégreront les pages sombres de l’histoire flamande.

Le Forum der Joodse organisaties en est convaincu, par l’intermédiaire de son porte-parole Hans Knoop : « Nous n’avons rien contre la proposition de Bart De Wever, tant que le récit présenté reste équilibré et montre les côtés sombres du nationalisme flamand », réagit-il. « Sur la base de ses déclarations précédentes, nous n’avons aucun doute sur le fait que la collaboration flamande et l’antisémitisme du passé seront intégrés dans ces canons ».

L’actuel président de la Fondation du judaïsme de Belgique, Eli Ringer, partage cet avis, en précisant que la communauté juive ne prendra ses distances qu’avec le Vlaams Belang. « Il y a une spécificité flamande, comme il y a une spécificité bruxelloise ou wallonne, ce qui n’empêche pas de s’entendre », estime celui qui se dit pour une Belgique unitaire. « Le Forum a d’ailleurs été créé en Flandre il y a 30 ans, parce qu’il avait plus d’affinités et de points communs avec les autorités flamandes. Mon père est arrivé dans les années 20 et avait une certaine sympathie pour la Flandre. Il lisait les livres des auteurs flamands, comme je l’ai fait moi-même. Je ne vois donc rien de mal à vouloir comme Bart De Wever une approche plus approfondie de son histoire ». Revenant sur l’épisode de la Collaboration, l’ancien président du Forum insiste : « Nous savons tous que pendant la guerre, personne n’était tout noir ou tout blanc. Il y a eu des collaborateurs côté flamand, mais il y a aussi eu Degrelle côté wallon. Ma famille a été sauvée dans le Limbourg, donc la division entre gentils et méchants me paraît simpliste ». Et de se réjouir du monument bientôt inauguré à Anvers à l’occasion du 75e anniversaire de la Libération qui rendra hommage à toutes les victimes de la Seconde Guerre mondiale, aux 13.000 Juifs déportés dans la ville, mais aussi aux résistants et aux policiers.

Une identité flamande unique ?

Reste à savoir si l’on peut définir « une » identité flamande, comme le propose la N-VA. De l’avis de Jan Baetens, rare poète flamand d’expression française et professeur d’études littéraires et culturelles à l’Université de Leuven (KU Leuven), coauteur de Petites Mythologies flamandes (La Lettre volée, 2019), « de quelque bout qu’on prenne cette question, on ne peut que nuire, à autrui (qu’on exclut) comme à soi (qu’on enferme). Tout être humain baigne dans une culture, plus exactement dans plusieurs cultures (mais pas toutes au même degré), et il n’est jamais bon d’ignorer d’où on vient et comment on peut tenter de vivre en société. Mais je crois que plus on connaît son propre passé, ses propres valeurs, ses propres limites aussi, plus on sera curieux du passé, des valeurs, des limites des autres, non pour tout mélanger au sein d’une sorte de “culture mondialisée”, mais pour tenter de s’enrichir en partageant avec autrui. La meilleure façon de défendre l’identité flamande passe par le désir de rendre les non-Flamands curieux de sa culture (son patrimoine, ses créations, ses rêves). Pour les tenants d’un “canon” tel que défini par Bart De Wever (qui s’inspire sans doute des tentatives hollandaises en la matière), l’orientation est centripète : il s’agit de souder une communauté autour d’un noyau à renforcer. Je rêve plutôt d’une conception centrifuge de l’identité, qui permet de susciter des points d’ancrage ailleurs ».

Bruno De Wever comprend que l’on veuille travailler sur le sentiment d’appartenance -« les cours de citoyenneté au sud du pays sont une bonne idée », admet-il-, « mais on ferait mieux de travailler sur l’émancipation des nouveaux arrivants. Ce que l’on considère comme notre patrimoine peut aussi faire partie de leur patrimoine et réciproquement ».

Pour Marcel Sel, le danger nationaliste reste le même : « qu’on impose in fine à chaque individu de se convertir à une identité nationale, alors que, selon nos valeurs européennes, chacun doit rester libre de construire son identité à partir de ses racines et/ou de ses convictions (la fameuse “lasagne” prônée par Viviane Teitelbaum). La rigidité des termes utilisés par Bart De Wever impose qu’on s’inquiète d’un nationalisme au caractère peut-être moins inclusif qu’il le dit : il exige désormais que chaque citoyen s’intègre à la “communauté flamande”. Et ça, c’est un pont trop loin. A surveiller. De très près ».

L’évocation d’une identité nationale « flamande » et de « canons » par Bart De Wever rappelle de tristes pages de l’histoire, avec le risque d’associer une nouvelle fois la N-VA au Vlaams Belang. Ce que Bart De Wever souhaite pourtant éviter plus que tout. La réponse que donneront les autres partis à ses revendications démontrera la volonté de poursuivre le projet fédéral belge ensemble. Ou d’avancer un peu plus loin encore dans la division du pays.

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