Anne Frank et son « privilège blanc »

Nicolas Zomersztajn
Avec au moins trois commémorations annuelles et de nombreuses formations dans les écoles, nous pensions que la mémoire de la Shoah nous prémunirait contre toute forme d’antisémitisme. Et paradoxalement, la haine des Juifs ne faiblit pas.
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La haine des Juifs ne faiblit pas.

Ainsi, en juillet 2022, sur un fil de discussion de Twitter, un débat horrible s’est engagé sur Anne Frank, cette adolescente juive d’Amsterdam cachée entre 1942 et 1944 dans une annexe secrète de l’entreprise familiale pour échapper aux Allemands. Dans cette discussion, certains intervenants affirment qu’Anne Frank a bénéficié du « privilège blanc » : « Oui, Anne Frank avait le privilège de la race blanche. De mauvaises choses arrivent aussi aux gens qui ont le privilège d’être blancs, mais ne le dites pas aux Blancs » ou encore « Il faut vraiment que vous appreniez à faire mieux dans ce domaine. Personne ne dit que les nazis ne visaient pas les Blancs. Simplement que les Blancs peuvent se cacher derrière leur blancheur alors que les Noirs ne le peuvent pas dans les Etats-Unis nazis » !

C’est consternant. Anne Frank aurait joui du privilège d’être « blanche ». Elle n’aurait pas été confrontée au racisme ni à des discriminations. Pourtant elle a dû se cacher pour échapper à la chasse aux Juifs menée par l’occupant allemand. Et surtout, son « privilège blanc » ne l’a pas empêché d’être arrêtée en 1944, déportée à Auschwitz-Birkenau pour finalement mourir du typhus à Bergen-Belsen en mars 1945.

Le plus étonnant dans cette étonnante distorsion de la Shoah, c’est qu’elle n’émane pas de sympathisants d’extrême droite dont l’antisémitisme repose sur le rejet tout ce qui se rappelle l’extermination des Juifs d’Europe. Ces tweets ont été rédigés par des personnes se réclamant de l’antiracisme décolonial nourri par le lexique de la théorie critique de la race dans laquelle tout est vu à travers le prisme de la couleur de la peau. Le concept de « privilège blanc » fut popularisé fin des années 1980 par la sociologue américaine Peggy McIntosh qui désigne sous cette expression les avantages sociaux, économiques, politiques systématiques dont bénéficient les personnes qui ne sont pas discriminées ni confrontées au racisme : elles sont catégorisées comme « blancs ».

Si nous réfutons ce concept de « privilège blanc », ce n’est pas du tout pour mettre hors-jeu toute analyse des injustices produites par le racisme ou toute dénonciation des discriminations raciales. Nous le réfutons car en se référant au « privilège blanc », même en tant que fait social, un nombre croissant de personnes ne voient plus les choses qu’en termes de noir et de blanc, la peau blanche signifiant appartenir à la classe des dominants, voire des oppresseurs. C’est ce que traduit ce débat absurde sur le « privilège blanc » d’Anne Frank. Car, quels qu’ils fussent, tous les Juifs étaient visés. Ils ne pouvaient se prévaloir du moindre privilège même blanc. La rafle des 743 notables israélites français du 12 décembre 1941 en est la meilleure preuve. Industriels, ingénieurs, avocats, magistrats, haut-fonctionnaires, professeurs d’universités, tous « blancs » et « privilégiés » ont été victimes du racisme d’Etat pour être déportés et assassinés à Auschwitz-Birkenau.

Ce concept de « privilège blanc » ne permet donc pas de saisir la réalité de l’antisémitisme ni celle de la Shoah, le plus important processus d’extermination à caractère raciste commis en Europe. Il présente aussi l’énorme défaut de susciter parfois un ressentiment victimaire susceptible de nourrir une forme d’antisémitisme où les Juifs ne sont plus considérés comme les victimes d’une politique raciste mais deviennent des « dominants » privilégiés invisibilisant les souffrances d’autres minorités discriminées et persécutées.

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Rozet
Rozet
1 année il y a

Un livre intéressant pour approfondir le sujet du privilège blanc est celui d’Illona Weizman qui expose comment, dans “Des Blancs comme les autres? Les Juifs, angle mort de l’antiracisme”, le concept peut être aussi utilisé au prisme de l’antisémitisme pour montrer qu’en effet ce n’est pas toujours une question de couleur de peau.

Robert Darquenne
Robert Darquenne
1 année il y a

Peut-on savoir quelles sommités intellectuelles ont prononcé de telles paroles ?

Juliette
Juliette
1 année il y a

On trouvera toujours un tas d’horreurs sur les réseaux sociaux, des propos tenus par une minorité extrême composée d’esprits obtus. Cette discussion dont parle l’article est-elle uniquement un phénomène anecdotique ou réellement représentative d’une dérive actuelle dans les nouveaux mouvements antiracistes ?

Baruch
Baruch
1 année il y a
Répondre à  Juliette

Je me posais la même question. Faut-il monter en épingle des micro-discussions de réseaux sociaux, aussi contestables soient-ils, pour en faire des généralités ?

Philippe Massart
Philippe Massart
1 année il y a
Répondre à  Baruch

Les phrases citées en italique dans l’article sont issues de propos échangés sur le réseau Twitter qui est le réseau le plus suivi et utilisé par ce que l’on appelle souvent les “opinion leaders” ou “opinion makers”. ils ne sont que le reflet d’une évolution inquiétante dans certaines mouvances progressistes, mais depuis près d’une dizaine années dans les universités nord-américaines dans un premier temps et dans les nôtres depuis moins longtemps. C’est ce que l’on retrouve plus fréquemment identifié sous les concepts de “cancel culture” et de “wokeism”.
Pour votre édification personnelle, je vous propose une petite bibliographie intéressante
“Le Courage de la Nuance” – Jean Birnbaum (journaliste) – éd. Seuil – Mars 2021
“La Religion Woke” – Jean-François Braunstein ( – éd. Grasset – 2022
“Woke Racism : How a New Religion has Betrayed Black America” – John McWhorter (Professor Columbia University – Afro-american) – Portfolio Edition – Octobre 2021

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