Le 14 décembre prochain, l’ULB décernera à Didier Fassin les insignes de doctorat honoris causa facultaires. Loin de moi de vouloir gâcher la belle cérémonie. Mon propos ne consiste ici qu’à souligner que la frontière entre le propos académique et le militantisme est parfois ténue, et qu’il peut être dangereux et glissant de s’aventurer sur le terrain de comparaisons qu’on ne maîtrise pas réellement. Tout récemment, en effet, Didier Fassin, anthropologue et professeur au Collège de France, avait cru déceler dans une tribune intitulée « Le spectre d’un génocide à Gaza », parue dans la revue en ligne AOC (Analyse Opinion Critique), de « préoccupantes similarités » entre la riposte israélienne à Gaza et le génocide des Herero perpétré par les colonisateurs allemands en 1904, dans l’actuelle Namibie.
Le fait est que je suis le seul historien francophone à avoir travaillé sur le génocide des Herero. C’est ce savoir tout particulier qui m’oblige à recadrer fraternellement M. Fassin. L’offensive militaire israélienne sur Gaza ne ressemble en rien au génocide des Herero. Pourquoi ? Certes, ce premier génocide du XXe siècle débute par un massacre commis par des Africains sur des Européens. En effet, le 12 janvier 1904, les Herero qui constitue l’ethnie majoritaire dans la colonie allemande du Südwestafrika, se rebellent. Près de 123 soldats et colons allemands sont massacrés, à 97 % de sexe masculin. Fait notable, en effet, le chef herero Samuel Maharero avait imposé de ne pas toucher aux femmes, aux enfants ainsi qu’aux Britanniques et aux prêtres.
Mais l’essentiel est ailleurs : le génocide qui s’ensuivit, au cours duquel périrent 80 % de l’ethnie herero, ne surgit pas subrepticement, à la suite d’une quelconque séquence événementielle. Il fut programmatique. Ce que semble ignorer M. Fassin, c’est la nature même du concept de génocide. Le génocide n’est pas une violence de masse comme les autres. Un génocide, ce n’est pas « beaucoup de morts » à l’instar de la Syrie (500.000 morts) ou du Yémen (200.000). C’est un acte criminel volontaire, prémédité et pensé qui vise à assassiner dans sa totalité une population cible, à l’exemple des Herero, mais aussi des Arméniens, des Juifs, des Tutsi et des Yézidis. Un génocide est pensé. D’où l’importance de la notion d’intention, au cœur de la convention de répression et de prévention des génocides adoptée par l’ONU en décembre 1948. L’intention est des plus claires : faire disparaître tout le groupe cible, physiquement, sans échappatoire ni fuite. Évidemment, l’intention radicale de faire disparaître un peuple de trop sur terre ne suffit pas, celle-ci doit nécessairement être sanctionnée par une décision que l’on peut toujours dater avec une certaine précision. Dans tout génocide, il y a toujours un moment zéro, c’est-à-dire une décision qui conduit non pas à causer la mort de 1 % de civils population cible, mais d’en éliminer rapidement la part essentielle (si possible les 100 %), c’est-à-dire hommes, femmes, nourrissons. On connaît les conséquences du génocide des Arméniens. Il y avait plus de deux millions d’Arméniens en 1914 au sein de l’Empire ottoman, il en reste tout au plus 60.000 aujourd’hui en Turquie.
Et dans le cas des Herero ? Contrairement à ce qu’avance Didier Fassin, l’extermination des Herero n’est pas due à un engrenage fatal, mais à la décision mûrement réfléchie, proclamée, du général en chef du corps expéditionnaire allemand, Lothar von Trotta, d’en terminer une fois pour toutes avec le peuple herero. La guerre coloniale pris, dès les premiers jours, une forme génocidaire où l’intention proclamée n’était pas tant de soumettre l’ennemi que de l’éradiquer, purement et simplement. C’est dans cette logique génocidaire que le général von Trotha, commandant en chef des forces coloniales du Südwestafrika, promulgua le 2 octobre 1904, un ordre d’extermination (vernichtungsbefehl) en bonne et due forme. Ce texte est des plus clairs quant aux desseins génocidaires allemands : « … Tout Herero découvert dans les limites du territoire allemand, armé comme désarmé, avec ou sans bétail, sera abattu. Je n’accepte aucune femme ou enfant. Ils doivent partir ou mourir. Telle est ma décision pour le peuple Herero. »
Où trouver l’équivalent israélien de l’ordre d’extermination allemand ? Comment surtout nier les efforts, peut-être purement tactiques du commandement militaire israélien d’épargner, tant bien que mal, le maximum de femmes, d’enfants et de malades palestiniens (envoi de SMS, mises en place de couloirs humanitaires, etc.). Et ce, à l’instar des rebelles herero, mais pas des soldats du corps expéditionnaire allemand et, faut-il le marteler, des terroristes du Hamas. Car, il ne fait aucun doute que les massacres du 7 octobre constituent pour l’historien des violences extrêmes que je suis, une séquence génocidaire ; les terroristes du Hamas exterminant jusqu’aux femmes enceintes. Question à se poser : ces massacres ne trouvent-ils pas leur source dans la charte originelle du Hamas qui appelle à la destruction d’Israël ? Car tout génocide s’inscrit dans un terreau idéologique qui ne laisse aucune place au doute ou à la pitié.
Suggérer, enfin, un lien entre Israël et une entreprise colonialiste est tout aussi absurde. Israël n’est pas né du colonialisme, mais, à l’instar de la Pologne, de la Tchécoslovaquie, de l’Arabie Saoudite, de la Syrie… des ruines des empires centraux. Les Juifs sont des natifs, des indigènes. Il suffit d’ouvrir le Nouveau Testament pour le comprendre, ou le Coran pour découvrir qu’il y avait des Juifs au VIIe siècle, dans le Hedjaz. Comment comprendre autrement le surgissement de l’islam, cette foi si proche du judaïsme ? Concluons avec Jacques Prévert : « Il ne faut pas laisser les intellectuels jouer avec les allumettes. » Suggérer la possibilité d’un possible génocide israélien à Gaza, c’est en effet jouer avec le feu dans le contexte d’une rue arabe qui n’attend qu’une étincelle pour exploser. Contre les Juifs.
Les Herrero, un brouillon du génocide des Juifs ?