Anaëlle Lebovits-Quenehen : « la psychanalyse me semble essentiellement portée vers le nouveau »

Laurent-David Samama
Membre de l’Ecole de la Cause freudienne et de l’Association mondiale de psychanalyse (AMP), Anaëlle Lebovits-Quenehen compte parmi les figures les plus brillantes et engagées de la psychanalyse actuelle. Nous l’interrogeons à l’occasion de la publication de son nouvel essai, Actualité de la haine (Navarin Editeur).
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Vous débutez votre réflexion par une distinction très à propos entre « haine molle » et « haine dure ». Expliquez-nous…

Ce que j’appelle la « haine dure » se repère facilement. C’est celle qui fait de l’Autre le responsable de nos maux, par exemple de l’étranger la cause du malheur des bons Français. Ces discours -et ceux qui les tiennent- s’inscrivent dans une histoire qu’il est difficile de méconnaitre. La haine y est identifiable par ceux qui ont un peu de mémoire. Seulement voilà, le succès de ces discours, et surtout le point où ils nous mènent inéluctablement, semble de plus en plus méconnu, oublié. Nous sommes atteints d’un méchant trou de mémoire qui n’est cependant pas de l’ordre du refoulement, mais de la forclusion, c’est-à-dire d’un véritable effacement, d’une disparition. Or Lacan tenait que ce qui fait l’objet d’une forclusion « revient dans le réel »… La « haine molle » va dans ce sens, mais se manifeste sans avoir l’air d’y toucher. C’est la haine inavouable de ceux qui ne choisissent pas entre le camp de la démocratie et l’extrémisme qui lui fait face. Ce faisant, ces haineux produisent des effets et favorisent de fait ceux qui mettent la haine dure aux commandes. Pour être molle, cette haine n’en est pas moins féroce, et elle est appelée à se durcir !

Du Brésil à la Hongrie et jusqu’aux Etats-Unis, on cherche des hommes forts. Qu’en disait justement Lacan ?

Lacan notait que toute « la politique repose sur ceci, que tout le monde est trop content d’avoir quelqu’un qui dit : “En avant marche”, vers n’importe où d’ailleurs ». C’est une proposition forte. C’est le pouvoir de la parole qui est ici en jeu. A en croire Lacan, le seul fait de dire « En avant, marche » suffit à susciter l’engouement. Quand on pense au nom qu’Emmanuel Macron a donné à son mouvement et au succès qu’il a connu, lui qui était presque inconnu à la veille des élections ! Mais Lacan considère que, quel que soit le but de la marche en question, où qu’un maitre nous dise d’aller, la tendance générale est d’y aller. Sans doute parce qu’on se dispense ainsi de se demander où on veut aller, et par là même, de se faire responsable d’où on va effectivement. Sans cette donnée, on peine à comprendre que les discours de haine reviennent avec une force dont on croyait, il y a encore quinze ans, que les tragédies du 20e siècle avaient assez exhibé les conséquences pour nous prémunir de leur retour. L’appel à la 
« figure féroce » nous renvoie donc à notre propre responsabilité et aux conséquences que nous appelons, même inconsciemment, de nos vœux.

Vous faites le choix de vous concentrer sur deux figures de l’Altérité, le Juif et la femme. Au fond, qu’ont-ils en commun ?

« Le » Juif, si vous voulez, mais pas « la » femme, je préfère dire « les » femmes ! Vous savez ce que Lacan affirme ? « La femme » n’existe pas. Ce qu’il vise par cette assertion, c’est l’éminente et définitive singularité de chaque femme. Pas de définition, car pas de norme féminine. Au point que Lacan fera de la singularité l’autre nom de ce qu’on spécifie comme « féminin ».

Le Juif et les femmes ont un point commun – qu’ils partagent avec d’autres cibles de la haine : ils déjouent la logique des ensembles fermés, cette propension humaine (trop humaine) à rêver d’un monde sans différence, d’un monde où tous marchent du même pas et sont faits de la même étoffe. Pour ce qui concerne les Juifs, je propose de considérer l’antisémitisme comme une réaction au choix que font les Juifs (religieux ou pas, pratiquants ou pas, croyants ou pas) de ne pas tout à fait se fondre dans la majorité, et ce, quel que soit le prix à payer pour cela. Les femmes ont une autre manière de faire barrage à ces ensembles fermés, une par une. C’est d’ailleurs en cela qu’on peut considérer qu’une analyse féminise ceux qui s’y engagent ! 

En bref

La haine, cette passion vieille comme le monde, est de retour…

De l’antisémitisme à la misogynie, les discours qui l’attisent pourraient bientôt balayer la démocratie si nous n’y prenons garde. L’enjeu de l’essai passionnant d’Anaëlle Lebovits-Quenehen est, dès lors, d’y apposer la richesse du discours analytique et des regards de Freud et de Lacan, pour aller au-delà de la politique. Pour proposer, en somme, une perspective neuve, un contrepoison, pour y faire face. Un outil précieux !

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Anaëlle Lebovits-Quenehen – Actualité de la haine – Navarin Editeur

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