Charles Szymkowicz : Le Monde et l’intime

Roland Baumann
Le musée de la Boverie à Liège expose l’art de Charles Szymkowicz, peintre visionnaire dont l'imaginaire, hanté par la mémoire des horreurs du 20e siècle, évoque ses racines juives et sa fascination pour la figure de l’artiste rebelle.
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Le Monde et l’Intime compte 441 œuvres, peintures, dessins et sculptures. Szymkowicz a la peinture dans le sang et manifeste une prodigieuse force de travail comme en témoigne cette grande exposition installée dans la nouvelle aile du musée liégeois. Œuvre émouvante et troublante, d’un peintre possédé par son art, son amour de la vie et des êtres humains. Fruit d’une sélection et d’un accrochage minutieux, Le Monde et l’Intime révèle sa maîtrise du noir et blanc, la richesse de sa palette, son surprenant travail de l’acrylique. Dialoguant avec des œuvres qui dénoncent les violences et les injustices de notre monde tourmenté, portraits et autoportraits dévoilent l’imaginaire de l’artiste, ancré dans son vécu et sa judéité. Accrochés parfois côte à côte, des séries de visages, peintres, poètes, musiciens, penseurs…, révèlent son « panthéon familier, nourricier et vital ». Portraits de ses parents, de son frère Maurice et de sa fille Sarah. Né en 1948, à Charleroi, Charles parle avec grande tendresse de ses parents juifs polonais. Tous deux originaires de Krzepice, shtetl au Nord-Ouest de Częstochowa, Joseph Szymkowicz, cordonnier, et sa femme, Sura-Ajdla Wajsfelner, s’établissent après 1925 à Charleroi. Vivant dans la clandestinité sous l’occupation, ils échappent à la déportation.

Renato Guttuso, la grande révélation

Longtemps professeur de peinture à l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles et de dessin à celle de Charleroi, Charles Szymkowicz fait remonter son amour de la peinture aux affiches de cinéma qu’enfant, il découvrait dans les rues de Charleroi. Femme et enfant dans la ville (1987) renvoie à l’art de l’affiche de cinéma et évoque ses promenades d’enfance avec sa maman, disparue en 1985. Après des cours du soir à l’Académie de Charleroi, Charles s’inscrit en 1963 à l’Académie des Beaux-Arts de Mons où il suit les cours du peintre Gustave Camus : « Extraordinaire pédagogue, Camus était aussi un artiste véritable, qui défendait envers et contre tout la notion de la peinture et du dessin. Sa position était très courageuse face à la suprématie de l’art abstrait » ! L’après-guerre voit le triomphe de l’abstraction et c’est en opposition à cette hégémonie de l’art non-figuratif que va s’affirmer le jeune artiste juif. Inspiré par l’art de Gustave Camus et Bernard Buffet, il découvre l’expressionnisme : Ensor, Munch, Kokoschka, Soutine, Modigliani, Meidner…, Mais sa grande révélation est l’exposition au Palais des Beaux-Arts de Charleroi (1963) du peintre Renato Guttuso dont le réalisme témoigne du temps présent et tourne le dos à l’art officiel. Charles crée alors des peintures engagées, telle Le Monde – L’oppression, 1973, grande œuvre (3 x 6,25 m) sur papier marouflé sur panneaux : se détachant du fond noir, les visages de Picasso et de Soljenitsyne s’y juxtaposent aux figures sanglantes de corps torturés, mutilés, anéantis par les violences de la guerre. Une peinture tragique et agressive, tout comme Le Garrot (1974) figurant l’exécution de Puig Antich en Espagne franquiste. Cette dénonciation des violences et oppressions se fait à l’ombre de la mémoire de la Shoa, très présente dans des œuvres récentes, telles L’enfant, Si c’est un homme, La Rafle, Femmes et enfants, ou encore Kaddish à Krzepice (2015), honorant sa famille disparue en Pologne. Chef-d’œuvre monumental (2,5 x 27,5m !), L’Atelier (1971-1972), réalisé au fusain et à l’acrylique sur papier marouflé sur panneaux, figure l’atelier du peintre, envahi de pots de peinture, mais renvoie aussi à ses engagements (Vietnam, dictature des colonels en Grèce, mémoire de la torture en Algérie) et à ses artistes de référence : Guttuso et Léo Ferré.

Panthéon des « frères humains »

La mémoire est omniprésente dans l’œuvre de Szymkowicz : celle de sa famille, de son identité juive, de ses amitiés. Elle lui inspire tous les portraits de son vaste Panthéon de figures historiques exemplaires, grands témoins de leur époque et qui ont cherché la lumière pour la faire briller dans leur œuvre. Comme l’écrit Charles Szymkowicz : « En ces temps imbéciles, où même les artistes n’ont plus ni père ni repères, il me plaît, à contre-courant, de célébrer mes phares ». Tous ces « visages surgis de la mémoire » représentent autant de points de repères, de phares. Comme dans la tradition classique de la figuration des « hommes illustres », ils composent dans leur sérialité un retable infini du souvenir, honorant la mémoire d’une longue liste d’êtres exemplaires : 

Rimbaud (« image de l’éternelle jeunesse ») et Verlaine, Van Gogh, Rubens, Villon, Beethoven, Munch, etc… Ce Panthéon des « frères humains » compte de nombreux Juifs : Anne Frank, Alfred Dreyfus, Chagall, Kafka, David Ben Gourion… et aussi Amy Winehouse, dont le choix témoigne de l’intérêt constant du peintre pour la culture populaire et de sa fascination pour l’art rebelle de la chanteuse « maudite ».

« De feu et de sang »

Des portraits emblématiques et récurrents honorent de grands amis, en particulier Léo Ferré qui reçoit Charles Szymkowicz dans sa loge lors d’un concert à Bruxelles au Théâtre 140 (1970). Première rencontre suivie de collaborations artistiques, comme ses illustrations pour la réédition de l’album Léo Ferré chante Baudelaire, et de visites en Toscane, à Castellina in Chianti, où s’établit le poète et musicien. Charles y fera une exposition célébrant le centième anniversaire de sa naissance (2016). Comme les peintres Camus et Guttuso, Ferré tient une place majeure dans la mémoire de Szymkowicz qui montre à la Boverie une série de dessins et de peintures immortalisant son ami disparu, dont Léo Ferré sur la scène (2000-2001). Le volumineux catalogue de l’exposition, très richement illustré, s’accompagne de chansons et poèmes de Ferré, d’un beau texte de Joël Kotek et d’analyses de Enrico Crispolti, critique et historien de l’art, professeur à l’université de Sienne. Un ami disparu, commissaire des expositions internationales de Szymkowicz en 2006-2018 à San Gimignano, Berlin, Bruxelles, Chicago… et Sienne. Y figure aussi une brève anthologie de textes dont celui de Guttuso qui, en 1973, écrit à propos du « cri » de Charles Szymkowicz et de sa peinture faite de « feu et de sang » : « Je ne connais pas de peinture plus généreuse, plus découverte, plus sincère que la sienne ». Pour lui, la peinture de Szymkowicz « n’est pas désespérée, elle est remplie d’espérance, parce qu’elle est intense de vitalité et d’amour pour le monde » !

Exposition Charles Szymkowicz : Le Monde et l’intime
Jusqu’au 6 mars 2022, mardi-dimanche 10h à 18h
Parc de la Boverie
4020 Liège
laboverie.com

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