De tout temps, l’enthousiasme et la sincérité de la jeunesse se traduit souvent par une fougue intransigeante et une forte indignation face aux injustices. Ce qui change en revanche, c’est la manière de l’exprimer. Très sensible aux luttes antiracistes, féministes et LGBTQ, la jeunesse actuelle, et tout particulièrement la génération Z (née entre 1997 et 2010), se forge une vision du monde où l’identité et les minorités occupent une place centrale. Le genre et la couleur de la peau alimentent ses indignations. Les théories de genre issus des campus américains ainsi que les concepts antiracistes identitaires (domination masculine, blanchité, fragilité blanche, privilège blanc, etc.) forgés également aux Etats-Unis sont repris abondamment dans ses discussions et ses revendications.
A cet égard, il est étonnant de voir à quel point les jeunes se sont appropriés le terme « déconstruction », forgé par le philosophe allemand Heidegger et popularisé ensuite par Derrida à partir des années 1970. « Aujourd’hui il faut déconstruire beaucoup de choses, il faut éduquer aussi. C’est pour ça que l’on sort des albums », expliquait la chanteuse française Camélia Jordana dans un entretien qu’elle accordait à Paris Match en janvier dernier. Même si Derrida n’a pas nécessairement fait le lien entre déconstruction et éducation, les jeunes l’associent systématiquement. Une militante féministe et antispéciste de 19 ans explique à un journaliste de Marianne (11 juin 2020) que « Se déconstruire, c’est s’éduquer pour remettre en cause nos propres préjugés, nos opinions, nos a priori, en écoutant les concernés ». Et d’ajouter : « En tant que blanche, je tire avantage du système, je suis donc actuellement dans une réflexion pour remettre en question ce que je pensais être mon opinion, renverser mes certitudes. Ma position dans la société, en tant que blanche, influence ma vision des choses. Il me faut donc m’instruire pour me rapprocher de la vérité qui est celle des concernés ».
Vaste programme qui a le mérite de mettre en exergue les concepts et les références de cette « génération offensée » à laquelle l’essayiste féministe et antiraciste française Caroline Fourest vient de consacrer un livre. « Quand je parle de « génération offensée », je place le curseur sur le simplisme de cet antiracisme identitaire qui a d’abord été forgé et transmis par des enseignants de ma génération et aussi de celle qui m’a précédée », souligne Caroline Fourest. « Il est difficile pour la féministe universaliste que je suis d’avoir un dialogue avec une jeune féministe de 20 ans. Je suis d’accord sur la problématique de la domination masculine mais nous divergeons totalement sur la manière de la combattre. En l’écoutant, j’ai vite compris qu’elle ne fait que répéter ce qui est enseigné dans les cours ou les séminaires qu’elle suit à l’université. Tous les mouvements ou les groupes les plus fous sont constitués d’étudiants de facultés où les départements des études postcoloniales et de genre sont en pleine dérive ».
Militantisme abrutissant
Si les jeunes ne produisent pas eux-mêmes les normes de ce féminisme et de cet antiracisme identitaire, ils ont donc été conçus et transmis par des enseignants et des professeurs pour lesquels l’enseignement se confond avec le militantisme. Le militantisme des membres du monde académique n’est pas un phénomène nouveau mais la manière dont il se déploie dans certaines circonstances a changé et pose problème. « Que les enseignants soient militants ne pose pas de problème en soi. C’est le cas depuis longtemps et nous sommes tous des militants investis dans des causes », nuance Caroline Fourest. « C’est en revanche problématique lorsque le militantisme devient à ce point abrutissant qu’il empêche d’accepter la complexité et la nuance. Si ce militantisme aboutit à un refus total de la complexité intellectuelle, il est difficile d’accepter que cela soit enseigné à l’université. Ce refus de la complexité ne peut en aucun cas devenir le fondement d’un enseignement. Si c’est le cas, cela devient un catéchisme. L’université doit d’abord valoriser l’esprit critique pour que les étudiants apprennent à penser par eux-mêmes. Or, le véritable problème de ces enseignants militants, c’est qu’ils enseignent une morale qui ne se discute pas. Il y a le camp du bien et le camp du mal. Toute personne exprimant la moindre divergence par rapport à leurs thèses, et tout particulièrement si elle est antiraciste ou féministe universaliste, appartient au camp du mal et doit être mise à l’index ».
Il existe une rupture générationnelle dans les approches par rapport aux enseignements. De nombreux jeunes enseignants ont une approche relativiste qui les entraîne à simplifier des débats complexes en favorisant systématiquement les choix personnels et les revendications identitaires au détriment d’une construction commune et universaliste. Une approche qui séduit les jeunes générations et qui permet à ces enseignants de se focaliser sur la dénonciation d’un racisme systémique ou d’Etat consubstantiel à la couleur de peau (blanche) de leurs bénéficiaires (les blancs). Dans cette vison, le mâle blanc hétéronormé, fut-il progressiste, fait figure de coupable, enfermé dans son statut de dominant. Ces enseignants militants sont aussi indignés et en colère. Des émotions qu’ils doivent exprimer à leurs collègues, sur les réseaux sociaux et surtout à leurs étudiants. La colère occupe aussi une place importante dans la démarche de ces enseignants militants. « Ils instrumentalisent la colère et d’autres émotions pour en faire le moteur de leurs travaux et de leurs enseignements », a pu observer un professeur d’une haute école bruxelloise interpellé par ce phénomène encore marginal mais bien réel. « Mais c’est aussi une stratégie pour partager un terrain commun avec leurs étudiants ou leurs élèves car cette centralité de la colère les séduit beaucoup. On voit donc certains enseignants utiliser le langage des jeunes, s’exprimer sur les réseaux sociaux et faire sans cesse référence à leur univers et leur imaginaire, que ce soient les séries, les films, la musique, les jeux vidéo, la mode, etc. ».
Des problèmes surgissent alors en salle des professeurs où des divergences très profondes s’expriment sur les sujets qui fâchent. En bons militants aguerris, ils peuvent être très intimidants envers leurs collègues et imposer une chape de silence chez certains qui préfèrent ne pas relever. Le problème n’est pas le militantisme politique ou syndical mais l’exploitation de son magistère, de son autorité, sur des élèves ou des étudiants pour raconter n’importe quoi. Toute parole qui ne partage pas leur colère sera donc disqualifiée. « Lorsqu’un collègue exprime ses doutes ou son désaccord concernant cette confusion des genres où la colère est omniprésente, le dialogue est impossible car ce collègue est automatiquement rangé dans le camp du mal par cet enseignant militant », constate un autre professeur d’une haute école bruxelloise dans laquelle une enseignante prône une éducation politique en offrant « des armes argumentatives aux personnes dominées ». « Et lorsqu’on essaie de discuter avec elle en avançant des arguments rationnels, on apparaît alors comme celui qui justifie l’injustifiable même si on ne fait que contextualiser, complexifier et nuancer une problématique, bref notre mission ».
Vindicte et « trolling »
Les conflits qu’imposent ces enseignants militants à leurs collègues en salle des professeurs se poursuivent hélas sur les réseaux sociaux. « On a introduit à l’université des mécanismes de « trolling » et de mise en chasse qui sont ceux des réseaux sociaux. Cette vindicte que lancent certains enseignants est un vrai phénomène de meute qui peut s’avérer fatal pour ceux qui les subissent », déplore Caroline Fourest. « Que les réseaux sociaux fonctionnent de cette manière, c’est regrettable, mais l’outil l’induit inévitablement et irrésistiblement. Par contre l’Université ne peut reproduire ce type de mécanismes qui vont à l’encontre de la mission qu’elle poursuit. Nous vivons une période paradoxale : les réseaux sociaux sont des espaces où l’insulte, les mensonges, les incitations à la haine, l’assignation raciste, sexiste, homophobe et antisémite et le complotisme se répandent à longueur de journée. Mais dans la vie réelle, il devient de plus en plus difficile de parler et de penser. Et malheureusement, c’est à l’université que c’est le pire. On ne peut pas fonctionner à ce point à l’envers. Cela devrait être le contraire : il faut réguler les réseaux sociaux et rouvrir les cerveaux à l’université et à l’école pour qu’elles fabriquent un esprit critique, antidote à ce qui se passe sur les réseaux sociaux ».
Il est peut-être grand temps de rappeler aux enseignants et aux professeurs les objectifs de leur mission. Les écoles et les universités sont avant tout des lieux d’émancipation par le savoir et non pas des camps de rééducation politique où l’enseignant exploite son magistère et s’appuie sur son autorité pour devenir les idéologues de leurs élèves.