Entre Ouman et Abu-Dhabi

Elie Barnavi
Misérable été. Le Covid-19 a fait un retour en force, avec ce qu’il est convenu d’appeler une deuxième vague. Le nombre de nouveaux contaminés a atteinté les 4000 par jour. A ce rythme, et si rien de drastique n’est fait, les hôpitaux du pays seront bientôt débordés.
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Voici Israël couché sur la « liste rouge ». Si les vols internationaux ont timidement repris à la mi-août en direction de trois ou quatre pays balkaniques « verts » en mal de touristes israéliens, la plupart des destinations n’acceptent pas ses ressortissants. Tout le monde attend le souffle court l’ouverture des classes le 1er septembre avec son lot probable de nouvelles contaminations.

Ce n’est pas ainsi que les choses se sont passées au début de la pandémie. Une série de mesures énergiques, dont une période de confinement complet, un public dans l’ensemble discipliné, un encadrement médical de qualité exceptionnelle, ont permis un aplatissement rapide de la courbe de contaminations. Le Premier ministre se glorifiait, non sans raison, d’avoir placé le pays parmi la petite cohorte de nations qui ont su maîtriser la situation. Que s’est-il passé ?

Il s’est passé que nous nous avons une flopée de ministres, mais pas de gouvernement. L’avorton obèse accouché au forceps en avril, après la troisième législative en un an et demi, est simplement incapable de concevoir une politique. Lorsqu’il décrète quelque chose, le public, désorienté et sceptique, n’y comprend rien ni ne s’empresse d’obéir. La collection de lobbies qui compose l’équipe gouvernementale tire à hue et à dia. Les haredim (ultra-orthodoxes), durement frappés par le coronavirus, sont représentés dans la coalition par des partis rétifs à imposer à leur communauté la discipline collective qui seule serait en mesure de freiner l’épidémie. Leur seul souci est confessionnel : faire fonctionner leurs yeshivot, maintenir le culte synagogal, permettre aux milliers de hassidim d’effectuer leur pèlerinage annuel sur la tombe de Rabbi Nahman de Braslav à Ouman, en Ukraine. Comme Netanyahou ne saurait se passer de leur appui, ils n’en font qu’à leur tête.

Le Likoud n’est plus un parti politique, c’est une secte dévouée à son chef, dont elle suit sans barguigner le moindre caprice et répète en boucle les mots d’ordre. De toute façon, les grandes décisions ne se prennent pas à la table du gouvernement, mais dans la cuisine de la résidence de la rue Balfour, dans un trio où le premier ministre ne dispose que d’une voix (à peine) égale à celles de sa femme et de son fils. Dans ce cénacle-là, ce n’est pas la raison qui parle, mais le sentiment et le ressentiment.

Kahol Lavan, enfin, en principe principal partenaire du Likoud, Netanyahou lui marche sur la tête depuis le premier jour de cette improbable coalition. Ce dernier n’a respecté aucune des clauses de l’accord, notamment l’élaboration d’un budget biennal, dont pourtant Netanyahou se montrait naguère un partisan ardent. S’il s’est brusquement converti au budget annuel, alors qu’il ne reste de cette année que quelques mois et que tout ce que le pays compte d’économistes trouvent que cela n’a aucun sens, c’est pour pouvoir dissoudre à sa guise le parlement, provoquer de nouvelles élections et ne pas avoir à céder sa place à son « premier ministre alternatif » en novembre 2021, comme le prévoit l’accord de « rotation ». Il en va de même de son refus d’endosser le mécanisme impartial de nomination des principaux gardiens de la légalité démocratique : le conseiller juridique du gouvernement, le procureur général, le superintendant de la police. Un compromis a été trouvé in extremis, le lundi 22 août à 22 heures, deux heures avant la dissolution automatique de la Knesset faute de budget : tout, budget et nominations, a été gelé pour 120 jours. On a ainsi évité de justesse des élections en novembre prochain, les quatrièmes en moins de deux ans, que tout le monde s’accordait à juger catastrophiques ; qu’à cela ne tienne, on les aura en juin.

En attendant, le pays continuera d’aller à la dérive, sans budget, sans stratégie politique contre le virus et ses conséquences économiques et sociales dramatiques, au gré des caprices d’un homme qui s’est arrogé tous les leviers du pouvoir. Rejeté par plus de la moitié de son peuple, en butte à des manifestations monstres hebdomadaires qui ne se lassent pas d’exiger la démission du Crime minister, ne parlant plus, comme son ami Trump, qu’à sa « base », travaillant à un objectif unique – échapper à la justice –, Netanyahou règne mais ne gouverne pas.

***

Il nous a apporté une bonne nouvelle tout de même, une seule mais de taille : l’accord de normalisation avec les Emirats arabes unis (EAU). Concocté avec l’aide de l’administration américaine, notamment Jared Kushner, gendre et conseiller du président, il constitue à n’en pas douter une véritable percée diplomatique. Certes, on est loin de la rhétorique triomphaliste du Premier ministre. Non, ce n’est pas un accord de paix, puisque nous n’avons jamais été en guerre avec les EAU, qui ne nous menaçaient d’aucune manière. Et il ne s’inscrit donc pas dans la lignée glorieuse des accords de paix avec l’Egypte et la Jordanie, pays limitrophes du champ de bataille. Pour le reste, il intervient dans la foulée d’années de relations intenses, quoique secrètes, où d’ailleurs Netanyahou, il faut être de bon compte, a joué un rôle non négligeable. L’accord de normalisation ne fait que mettre au jour ce qui était auparavant enfoui sous terre. Il n’empêche, en termes économiques, touristiques, sécuritaires, ses potentialités sont énormes. D’autant que d’autres pays du Golfe – Bahreïn, Oman, voire l’Arabie saoudite – et ailleurs dans le monde sunnite – le Soudan et le Maroc – sont sur les rangs.

Netanyahou étant Netanyahou, il n’a pas pu s’empêcher de faire du Netanyahou, ternissant ainsi son propre exploit. A l’en croire, il a inventé une autre façon de faire la paix avec les Arabes : non pas « la paix contre des territoires », mais « la paix contre la paix », « la paix fondée sur la force », bref, la paix sans prix. Or, il y a eu un prix, et même un prix triple. L’abandon de l’annexion d’abord – non pas son report, comme il a tenté de nous faire croire, mais son abandon pur et simple, comme l’ont confirmé les parrains de l’accord, Kushner et Trump lui-même. Comme dans le fameux apologue hassidique de la chèvre, il a fallu enlever l’animal de l’annexion de la masure palestinienne pour que la normalisation ouverte devienne possible (cf. ma chronique de juin). Ensuite, l’acceptation tacite d’Israël à la vente d’armes sophistiquées aux EAU, notamment l’appareil furtif F35, jusqu’ici une exclusivité israélienne dans la région. Là aussi, Netanyahou a effrontément menti à l’opinion en prétendant le contraire. Et, là aussi, Trump s’est chargé de le contredire publiquement avec son élégance coutumière : « Ils ont de l’argent et ils veulent cet avion… » Enfin, et c’est le prix le plus lourd : si, pour la droite israélienne, la déconnexion des relations d’Israël avec les Etats sunnites de la question palestinienne est la réalisation d’un rêve pour tous les autres c’est une victoire à la Pyrrhus. En effet, on a beau ignorer les Palestiniens, ils sont toujours là. Plus que jamais, l’alternative sinistre de l’Etat unitaire ou l’apartheid se profile à l’horizon. Dans les deux cas, le prix sera la mort du projet sioniste.

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Si l’on ignore la date des prochaines élections en Israël, on connaît en revanche celle des prochaines élections aux Etats-Unis. Ce sera le 3 novembre, même Trump, qui a tâté le terrain pour les reporter, a dû faire rapidement machine arrière. A plus d’un titre, la démocratie américaine est plus mal en point que la démocratie israélienne. La plus vieille démocratie au monde n’a pas encore trouvé le moyen de se doter d’un système électoral fiable, est incapable d’assurer à tous ses citoyens un accès égal aux urnes, ni même l’expression juste de la volonté populaire, ne sait pas compter les voix de manière indiscutable, permet à l’argent de corrompre le processus électoral, est incertaine de pouvoir faire respecter par l’homme censé en être le garant le résultat du scrutin si celui-ci lui déplaît, et j’en passe.

Sur un seul aspect, mais il est diablement important, les Américains l’emportent aisément : ils disposent d’une opposition en état de marche. Ainsi que l’a montré la convention démocrate qui vient d’adouber Joe Biden comme le candidat du parti de l’âne, les démocrates ont su fédérer la mosaïque communautaire du pays, s’unir derrière leur candidat, proposer un programme de gouvernement à la fois audacieux et modéré, bref, offrir une alternative crédible au pouvoir. On les envie.

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Elie Barnavi
Elie Barnavi
Historien, professeur émérite de l’Université de Tel-Aviv et ancien ambassadeur d’Israël