En effet, sa mise en œuvre requiert des modifications significatives de la Loi fondamentale sur le gouvernement, peut-être aussi de celle sur la Knesset, ce qui nécessite une procédure législative longue et complexe, peut-être impossible à compléter avant l’expiration du délai légal le 8 juin prochain. Il n’est donc pas totalement exclu que de nouvelles élections se profilent quand même à l’horizon. Nous verrons bien.
En attendant, l’avorton n’est pas beau à contempler : une chose paritaire obèse – 36 ministres plus 16 adjoints, un record historique absolu et une vraie obscénité eu égard à la crise économique qui frappe la nation. Netanyahou, déjà champion en longévité de l’histoire du job, reste Premier ministre pour 18 mois, avec Gantz comme adjoint -pardon, « Premier ministre alternatif »- et ministre de la Défense, après quoi les deux compères changeront de position pour les 18 mois suivants. Une loi sera votée pour assurer la permutation, laquelle ne pourra être abrogée qu’à la majorité de 75 députés sur les 120 que compte la Knesset. Et, au cas où la Cour suprême disqualifierait Netanyahou pour les raisons que l’on sait, la Knesset serait automatiquement dissoute, sans que son partenaire ait le droit de tenter de constituer un autre gouvernement. Accessoirement, alors que plus d’un million d’Israéliens sont au chômage, on s’est donné la peine de prévoir pour le « Premier ministre alternatif » -c’est-à-dire pour Netanyahou le moment venu, Gantz ayant déjà annoncé qu’il continuerait d’habiter chez lui- une résidence digne de son rang. Autrement, comment Sarah Netanyahou eût-elle accepté de quitter son Elysée de la rue Balfour, à Jérusalem ?
Netanyahou a eu (presque) tout ce qu’il a voulu. Après trois tentatives infructueuses d’arracher une majorité, il ne lui restait que deux mauvaises options : un gouvernement d’« urgence nationale » avec un partenaire qu’il n’avait cessé d’agonir d’injures ; ou un scrutin de plus – une perspective risquée au beau milieu d’une crise économique épouvantable. Alors, après avoir longuement hésité, il a choisi la moins mauvaise. Bien sûr, son rêve d’avoir une majorité à sa botte qui lui permette d’échapper à la justice s’est évanoui : son procès pour corruption, fraude et abus de confiance aura lieu comme prévu. Mécaniquement, aussi, le poids de ses partenaires « naturels » ultra-orthodoxes sera moindre, même s’ils gardent leurs deux ministères. Enfin, il lui faut craindre quelques remous au sein du Likoud et de l’extrême droite religieuse qui se trouvent ainsi réduits à la portion congrue. Mais au total, ce qu’il gagne excède de loin ce qu’il a dû concéder.
Gantz, en revanche, est le dindon de la farce. Il n’a cessé de nous rebattre les oreilles avec la nécessaire union sacrée dans la lutte contre le coronavirus. A aucun moment durant les négociations de coalition, il n’en a été question. Pas davantage il n’a été question des politiques à mettre en place pour rénover l’économie et réparer le tissu social mis à mal par la pandémie. L’unique sujet aura été le sort de Netanyahou, les moyens d’assurer la survie politique et judiciaire de Netanyahou, rien d’autre, même pour la façade.
On dira que le chef de Kakhol Lavan n’avait simplement pas le choix. Que, faite de bric et de broc, sa courte majorité ne lui permettait pas de constituer un gouvernement. Que, enfin, ce qu’il a obtenu est tout de même mieux que ce que l’on avait. Car si la parité entre les deux principales composantes de la coalition en assure la paralysie, elle marque aussi un coup d’arrêt à l’entreprise de démantèlement de la démocratie libérale israélienne. En effet, ne s’est-il pas assuré la maîtrise des deux bastions principaux du Likoud dans sa guerre contre l’Etat de droit, la Justice et les Communications ?
C’est de la poudre aux yeux. Trois campagnes électorales durant, Gantz a promis à ses compatriotes que jamais, au grand jamais il ne servirait sous un homme inculpé de crimes graves. C’était même là son principal, que dis-je, son unique argument de campagne. Le voici qu’il fait précisément cela, non sans avoir au passage détruit son parti et concédé au Premier ministre une victoire que les urnes lui avaient refusée. Ce faisant, il a trahi les centaines de milliers d’électeurs qui ont voté pour lui sur la foi de cette promesse. De cette fraude morale, tout découle. Lui qui avait fait de la défense de l’Etat de droit le cœur de son action, il a accepté de donner à Netanyahou le droit de veto sur les nominations de l’avocat général et du procureur de l’Etat, les deux personnages clés dans la procédure judiciaire qui lui pend au cou, et, de facto, sur la sélection des juges à la Cour suprême.
Ainsi, Gantz a fait mieux que devenir le complice du délinquant, il s’en est fait le garant et le pourvoyeur de légitimité. Il avait comparé Netanyahou à Erdogan, pas moins. Le voici adjoint et bouclier d’Erdogan. Par sa grâce, Netanyahou est assuré de rester au pouvoir, d’abord en tant que Premier ministre, ensuite en tant que Premier ministre bis, tout au long de son procès et jusqu’à épuisement de la procédure, appel devant la Haute Cour de justice compris. Cela prendra des années. En attendant, quelle que soit la fonction respective des deux associés, il n’est pas difficile d’imaginer lequel tiendra la corde – le gentleman empoté ou le forban sans scrupules, riche d’une immense expérience et appuyé par une cohorte de députés fanatiquement dévoués ?
Enfin, l’accord prévoit que Netanyahou sera en mesure de proposer, dès juillet prochain, l’annexion des territoires de Cisjordanie désignés à cet effet par le « deal du siècle » de Trump, à temps donc pour donner un coup de pouce à la campagne présidentielle de ce dernier auprès de sa base évangélique. On voit mal Gantz s’y opposer, même s’il a bafouillé quelque chose à propos de la nécessité de « consulter » la Jordanie, l’Egypte et les Européens.
La vérité est que l’homme n’est pas taillé pour la fonction. Face à une canaille à l’énergie inépuisable et dépourvue de tout ressort moral, Gantz, brave homme bien intentionné et incapable de bassesse, n’avait aucune chance. Pourtant, il avait le choix. Président de la Knesset et donc maître de l’agenda parlementaire, il aurait pu mettre à exécution son propre plan de faire voter une loi interdisant à tout législateur se trouvant sur le coup d’une inculpation de détenir une fonction élective, et préserver ainsi l’avenir. Pour cela, il avait une majorité. Il l’a gaspillée en pure perte.
Le résultat : l’accord de coalition le plus corrompu de l’histoire politique de ce pays, pourtant riche en accords de coalition corrompus. Par la grâce de cette scélératesse, la Knesset est réduite à faire de la figuration, la justice empêchée de faire son travail, tout espoir de changement étouffé pour longtemps. « Nous porterons des masques », a écrit un commentateur, « non parce que nous faisons confiance à la sagesse suprême d’un gouvernement bouffi dirigé par un voyou, mais pour nous protéger de la puanteur qui se dégage de la Knesset ». Merci, général.