Le deal du siècle

Elie Barnavi
Le mardi 28 janvier 2020 restera comme l’une des péripéties les plus bizarres jamais consignées dans les annales diplomatiques. Ce jour-là, à Washington, le président des Etats-Unis, flanqué du Premier ministre d’Israël, a dévoilé son plan de paix officiellement intitulé « De la Paix à la Prospérité, une vision pour améliorer les vies du peuple palestinien et israélien », autrement connu comme le « deal du siècle ».
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Tout est extraordinaire dans cette affaire. Le public de l’événement était composé de Juifs américains et israéliens conquis à la cause de la droite israélienne la plus dure. De ses deux héros, l’un, l’Américain, passait en jugement devant le Congrès pour « crimes et délits graves » dans les mots de la Constitution, l’autre venait d’être officiellement renvoyé devant les tribunaux pour corruption. Les pères du document, de Jared Kouchner, le gendre du président, à David Friedman, son ambassadeur à Jérusalem, en passant par Jason Greenblatt, son envoyé spécial au Proche-Orient, sont tous des Juifs orthodoxes connus pour être des partisans fervents du Grand Israël. Le plan a été concocté en collaboration étroite avec Netanyahou et son ambassadeur à Washington, Ron Dermer. Les Palestiniens, jamais consultés, ni même informés, n’ont pas été invités à la cérémonie censée décider de leur sort. Comment rendre compte d’une telle bizarrerie ? C’est simple, a expliqué l’ambassadeur Friedman, « Israël est une démocratie. On peut faire confiance à sa parole… ». Les Palestiniens, en revanche, « ne sont en mesure de respecter aucun marché ». C’est cette « asymétrie » que le plan cherche à résoudre. Après tout, « si les Israéliens sont prêts aujourd’hui, pourquoi n’auraient-ils pas dès maintenant ce à quoi ils sont déjà prêts ? Si les Palestiniens sont prêts dans quatre ans, alors ils pourront avoir ce qu’ils pourront avoir dans quatre ans ». Logique.

Le plan lui-même est une resucée de la solution à deux Etats, mais vidée de tout contenu. Il prévoit l’annexion immédiate par Israël de la vallée du Jourdain et du nord de la mer Morte, soit près de 30% de la Cisjordanie, de même que de l’ensemble des implantations. Le reste du territoire, morcelé et enserré de toute part par Israël, constituerait avec la bande de Gaza un « Etat » croupion démilitarisé et soumis au contrôle terrestre et aérien de son puissant voisin. Un faubourg de Jérusalem situé au-delà du mur de séparation lui servirait de capitale. Et, pour la première fois dans un document officiel, une idée scélérate d’Avigdor Lieberman est couchée noir sur blanc : le déplacement de la frontière orientale d’Israël de manière à transférer à l’Etat de Palestine les communautés arabes de la région dite du Triangle, soit près de 300.000 citoyens israéliens.

Evidemment, les chances de ce plan de voir un jour un début d’application sont aussi réalistes que celle de la commune de Jette d’accéder à l’indépendance.

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Alors, à quoi sert-il ? Dans l’immédiat à pas grand-chose, sinon à autoriser Israël à appliquer le droit israélien aux morceaux du territoire où se trouvent les implantations. Avec deux systèmes juridiques distincts pour les deux populations qui se côtoient en Cisjordanie, la situation d’apartheid qui y prévaut déjà recevra ainsi le sceau de la légalité.

Mais ce plan contient aussi une conséquence inattendue : la démonstration par l’absurde que la solution à deux Etats est non seulement toujours vivante, mais qu’elle est la seule possible. Certes, l’avorton prévu par le deal du siècle n’a rien à voir avec l’Etat palestinien dont les contours ont été dessinés tout au long de près de trente ans de négociations. Mais le principe d’un Etat palestinien est là, affirmé dans le plus improbable des documents et endossé par l’essentiel de la droite israélienne. Il est désormais évident que seule la droite messianique ne veut pas entendre parler d’un Etat palestinien sous quelque forme que ce soit. Pour la vaste majorité du peuple d’Israël, c’est une affaire entendue. Un jour, dans d’autres circonstances et avec d’autres chefs, on saura s’en souvenir.

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Du point de vue du Premier ministre, l’effet le plus désiré du deal du siècle était censé être la mise en œuvre immédiate -dès la réunion du cabinet du dimanche suivant le cirque de Washington- de son volet annexion. L’annexion sans délai de la vallée du Jourdain et des implantations éparpillées en « Judée-Samarie » eût constitué par Netanyahou et son camp un formidable argument de campagne.

Hélas, les Américains ne l’entendaient pas de cette oreille. Etant donné que même cette administration écervelée a besoin d’un minimum de soutien international pour faire passer une pilule aussi indigeste, Jared Kouchner a fait comprendre à Netanyahou qu’il n’était pas question d’agir avant les élections. Dimanche est donc devenu mardi, mardi a été suspendu sine die, et l’on a fini par mettre sur pied une commission – excellent moyen de ne rien faire en attendant le prochain saut d’humeur de l’Ubu de la Maison-Blanche. La propagande électorale du Likoud évoque toujours l’annexion comme une grande victoire ; mais le cœur n’y est plus, et partant, le ton non plus.

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Peut-être l’effet le plus intéressant du plan trumpien est la manière dont il a été reçu par ce qui tient lieu d’opposition dans ce pays. Le chef de Kakhol Lavan l’a exalté avec des trémolos d’émotion. Bien sûr, c’est l’ensemble du plan qu’il faut adopter, Etat palestinien compris, a expliqué Benny Gantz, et pas seulement les portions qui plaisent au Likoud. Mais il n’a rien trouvé à redire au plan lui-même ou à la façon cavalière dont il a été présenté.

Tout est à l’avenant. Il s’agissait de grappiller les quelques sièges censés se cacher dans la droite modérée pour briser l’équilibre entre les « blocs », et, à cet effet, éliminer toute trace de ce qui pourrait être assimilé à une ombre de position de gauche, voire de centre-gauche. C’est ainsi que s’explique l’humiliation quasi quotidienne que Gantz a infligée à la Liste arabe unie, laquelle, qu’on se le dise, ne fera jamais partie de sa coalition, de laquelle on n’acceptera même pas le soutien de l’extérieur de la coalition.

Et c’est ainsi que s’explique la réaction de Kakhol Lavan à la publication, le 12 février dernier, par le Bureau des droits de l’homme de l’ONU de la liste des entreprises actives dans les Territoires occupés. « Un jour noir pour les droits de l’homme », a tonné Gantz. Pour son collègue Yaïr Lapid, la Haute-Commissaire aux droits de l’homme n’est que « la Commissaire de l’ONU pour les droits des terroristes », rien de moins. Rappelons que l’organisme onusien n’appelle pas au boycott d’Israël, ni même des colonies ; il publie seulement une liste d’entités dont les activités sont illégales au regard du droit international et des résolutions de l’ONU.

De fait, c’est l’ensemble de la classe politique qui a réagi avec colère, de la droite, ce qui est normal, à la gauche, ce qui l’est moins : « Nous sommes contre les boycotts, et contre les décisions outrageantes et superflues de l’ONU », a déclaré Amir Peretz, le chef de l’alliance Travaillistes-Gesher-Meretz.

Ainsi, tous les partis sionistes, tétanisés de peur, se sont rangés comme un seul homme derrière les implantations, c’est-à-dire l’annexion de facto de la Cisjordanie. On dira que ce sont des propos de campagne électorale, autrement dit des mots sans réelle signification opérationnelle. Peut-être. Mais pour creux qu’ils soient, ces mots sont révélateurs d’un état d’esprit. Plus d’un demi-siècle d’occupation a fini par formater les esprits. Changer cela n’est pas impossible ; mais ce sera drôlement difficile.

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Elie Barnavi
Elie Barnavi
Historien, professeur émérite de l’Université de Tel-Aviv et ancien ambassadeur d’Israël