Mensch 2015: Albert Dahan, le rabbin qui fait aimer le judaïsme

Géraldine Kamps, Nicolas Zomersztajn
Rabbin de la communauté Beth Hillel dès 1966, Albert Dahan a marqué le judaïsme libéral par son ouverture d’esprit, sa générosité et sa profonde humanité. Son enseignement résolument humaniste et son rapport affectif à sa communauté lui ont permis de transmettre l’amour et la joie du judaïsme, tout en l’ancrant dans la modernité.
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Albert Abraham Dahan est né en 1937 à Rabat au Maroc, alors sous protectorat français. « Je suis né dans le mellah de Rabat », confie-t-il dans un entretien accordé à sa petite-fille Hady. « A l’époque, nous n’avions pas de maison, alors j’ai d’abord vécu chez mes grands-parents paternels dans une petite maison à Salé puis, à l’âge de 8 ans, chez mes grands-parents maternels dans un appartement du quartier Hassan de Rabat, près de la Cathédrale ». Dans leur immeuble, la grand-mère d’Albert Dahan a transformé une des chambres en une synagogue. « J’entendais les prières depuis ma chambre, ce qui m’a influencé dans mon choix de devenir rabbin ». Albert Dahan passe une enfance heureuse au Maroc, où le judaïsme est marqué par l’attachement à la tradition sans pour autant être rigide. « Les gens étaient très pratiquants à l’époque, mais intelligemment, sans excès ni débordements, et avec beaucoup d’humour », se souvient-il. « Shabbat était un moment magique, comme tout ce qui touchait au judaïsme en général ». Albert Dahan suit des études d’instituteur à l’Ecole normale hébraïque de Casablanca. Il enseignera ensuite dans les écoles de l’Alliance israélite universelle au Maroc et en Tunisie.

Après l’indépendance du Maroc en 1956, la situation des Juifs se dégrade. « Nous étions des boucs émissaires. A chaque fois qu’il y avait un problème, on s’en prenait aux Juifs », déplore-t-il. « Et à chaque fois qu’il se passait quelque chose en Israël, les gens défilaient en criant “mort aux Juifs”. Je me rappelle ma grande sœur Shlomit fermant les volets et poussant les meubles devant les entrées ». La famille Dahan quitte finalement le Maroc vers 1960 pour Paris. Albert Dahan est en Tunisie où il enseigne, et rejoint sa famille. Il ne retournera plus jamais au Maroc.

A Paris, Albert Dahan s’inscrit à l’Institut international d’études hébraïques. Au sein de cet établissement du mouvement libéral, il poursuit ses études au séminaire rabbinique. Pour ses proches, ce choix n’a rien d’étonnant. « Je ne suis pas surpris que le judaïsme marocain ait engendré un fils comme Albert Dahan », souligne Jacques Revah, ambassadeur d’Israël en Belgique et… cousin d’Albert Dahan. « Ayant grandi dans le même milieu qu’Albert, j’ai été biberonné par la tolérance et la joie de ce judaïsme marocain. Le parcours d’Albert montre bien qu’il ne faut pas être un Juif laïque ou athée pour faire preuve d’ouverture d’esprit ! ».

L’instituteur devenu rabbin

Au début des années 1960, un petit groupe de Juifs bruxellois, essentiellement originaires des Pays-Bas, d’Allemagne, des Etats-Unis et de Grande-Bretagne, décide de se réunir pour développer à Bruxelles un judaïsme de type libéral. Dans un premier temps, ils font appel à des rabbins étrangers pour assurer les offices. Jacob Soetendorp, rabbin à Amsterdam, et Nissim Gabbaï, rabbin à Paris, font souvent le déplacement. « L’ambiance était résolument réformée et progressiste », explique Raoul Pakula, ancien administrateur de la Communauté israélite libérale de Belgique. C’est le rabbin Gabbaï qui contacte Albert Dahan pour lui proposer le poste de rabbin, permanent cette fois, de cette petite communauté libérale à Bruxelles. Ce dernier accepte la proposition et débarque à Bruxelles en 1966. « Son premier office était catastrophique ! », sourit Raoul Pakula. « Un instituteur juif marocain fraichement émoulu rabbin se retrouve face à des Juifs ashkénazes américains et allemands ; c’est le choc des cultures. Il n’avait pas le style ni l’allure d’un rabbin ashkénaze. Il a fallu s’accrocher et lutter pour qu’Albert Dahan s’impose et se fasse accepter ».

Beth Hillel, la communauté israélite libérale de Belgique, se développe progressivement et naturellement. Le charisme et l’ouverture d’esprit du rabbin Dahan sont indissociablement liés au succès de cette jeune communauté. Et dans un contexte bruxellois où les Juifs fréquentent de moins en moins les synagogues traditionnelles, la communauté libérale apporte quelque chose de nouveau, correspondant mieux à l’état d’esprit et au mode de vie des Juifs de Bruxelles. Beaucoup de déçus des synagogues consistoriales et traditionnelles rejoignent alors la jeune communauté libérale. « Nous étions ce que le rabbin Dahan appelle des Juifs saisonniers », admet Pierre Cohen, un des plus anciens membres de la communauté libérale et ami d’Albert Dahan. « Il a réussi à faire de nous des Juifs présents à la synagogue chaque semaine pour shabbat. Le rabbin Dahan nous a véritablement transmis la joie du judaïsme et des traditions juives ».

Dès le début, le rabbin Dahan crée une école du dimanche et y prodigue son enseignement. La petite communauté dynamique loue ensuite un appartement situé au 118 de l’avenue Albert, à Forest. Dès 1970, la nécessité de trouver un espace plus vaste se fait sentir, en raison d’une fréquentation de plus en plus importante des offices et des activités de la synagogue libérale. Le 25 mars 1976, un entrepôt situé avenue de Kersbeek à Forest est acquis. Les travaux débutent. Dans une ambiance pionnière et volontariste, de nombreux membres y participent. En raison de l’immobilisation du véhicule de la personne chargée de déménager les rouleaux de la Torah, ce transfert délicat sera placé lui aussi sous le signe de la tolérance et du dialogue : c’est en effet l’abbé Schoefs, dans sa petite camionnette, qui se chargera de cette tâche ! L’ancien entrepôt se transforme en synagogue, inaugurée le 6 mai 1979, sous la présidence de Paul-Gérard Ebstein.

Pas de foi sans action

De nombreux moments forts et beaucoup de « miracles » marquent la vie de la synagogue libérale. « L’établissement de Gan Hashalom, le cimetière, la reconnaissance de la communauté, et enfin la construction du vaste bâtiment actuel seront également le résultat de longues luttes », souligne Gill Gavison, l’épouse du rabbin Dahan. Mais si toutes les étapes majeures de la communauté Beth Hillel ont pu être franchies, la personnalité d’Albert Dahan n’y est pas étrangère. « Le rabbin Dahan a sacrifié sa vie privée pour un idéal, en comprenant que le judaïsme libéral était un des moyens de survivance du peuple juif », affirme Philippe Lewkowicz, ancien administrateur de Beth Hillel, et son président de 2005 à 2012. « Beth Hillel était comme son enfant et il l’a défendue de toutes ses forces, en se donnant à fond pour elle, mais en étant aussi son fil conducteur. Il a toujours fait preuve d’un altruisme et d’une générosité extraordinaires, voulant donner et transmettre à ses élèves, à sa communauté, avec de vrais principes comme l’indépendance d’esprit et le sens critique. Un homme qui accepte le dogme sans essayer de l’expliquer, de le comprendre est un homme fragile, à ses yeux », note Philippe Lewkowicz. « Pour le rabbin Dahan, la foi ne suffit pas, il faut agir. Il l’a d’ailleurs parfois dit de façon virulente, quitte à déplaire à ceux qui considéraient l’orthodoxie comme la valeur suprême ».  Philippe Lewkowicz témoigne de l’enthousiasme du rabbin Dahan dans sa fonction de rabbin. « On pouvait voir qu’à chaque fois qu’il montait à la teva (tribune), il avait soudain des ailes, il était comme porté, majestueux, léger ». Un homme « très émotif », confie-t-il encore, « pour qui l’humain passe avant tout, qui n’hésitera pas à annuler un rendez-vous pour aller réconforter une famille endeuillée, pour souffrir avec les autres ». Il insiste : « Sa grande force est d’être parvenu à se rendre important, à être écouté, sans jamais s’imposer, en mettant même plutôt les autres en valeur. Il y a un an encore, on est venu le chercher de Montpellier et d’autres villes de France pour tenter de relancer des communautés juives en perte de vitesse. Les gens ont besoin de lui et il semble ne pas en être conscient ».

Son dévouement sans faille à sa communauté a également su être accepté par ses proches. « A l’occasion de notre mariage, le président de notre communauté, Manu Wolf z’l, a dit dans son discours que je devais savoir que je me mariais avec quelqu’un qui était déjà marié ! », sourit Gill Gavison. « En le soutenant, j’ai partagé ses angoisses et ses réussites, et j’ai découvert une richesse et une force en faisant de la communauté notre famille agrandie ». « Il a su intégrer l’un dans l’autre », confirment ses enfants, Laura, Jérémy et Benjamin. « Nous avons grandi à la synagogue peut-être autant qu’à la maison, bercés par la mélodie des prières et les chants des fêtes. Nous avons donc appris énormément sans étudier, simplement en étant avec lui ».  

Un rabbin déculpabilisant

Le rabbin Dahan a toujours été à l’écoute de sa communauté. En matière de judaïsme libéral et de progressisme, il a veillé à préparer les esprits, mais sans brûler les étapes. Sans non plus faire de différences entre les filles et les garçons sur le plan de l’éducation juive. « Dès la création de notre communauté, les Bat-Mitzva ont été célébrées à l’identique de la cérémonie des Bar-Mitzva », précise Jacqueline Wiener-Henrion, administratrice de Beth Hillel et responsable de la revue Shofar. « L’égalité s’est donc rapidement installée. Mais il en allait différemment pour le rite où, pendant de nombreuses années, la femme n’a pas occupé la même place que les hommes, tant dans le geste que dans l’apparence. Cela a pris plus de temps pour que les femmes puissent monter à la Torah ou porter le talith. Et l’arrivée d’une femme comme rabbin a égale­ment constitué une étape importante. Cette évolution s’est faite progressivement, en suivant naturellement les changements de mentalité de la société ».

Autres sujets délicats : les mariages mixtes et la conversion. Pour les mauvaises langues, la communauté libérale serait une machine à convertir. « C’est faux », s’indigne Mireille Dahan, la fille du rabbin et professeure de judaïsme pour l’Année des Bnei-Mitzva au CCLJ. « Mon père n’a jamais converti les gens à tour de bras. Ceux qui entamaient le processus de conversion devaient beaucoup étudier, afin de connaître, comprendre et aimer le judaïsme ». Ils sont d’ailleurs nombreux à confirmer à travers leur expérience personnelle le sérieux avec lequel le rabbin Dahan envisageait ce parcours. Le réalisateur Sam Garbarski en fait partie : « Si nous sommes aujourd’hui une famille juive, c’est grâce à lui », raconte cet agnostique convaincu. « Ma femme n’était pas juive à l’époque, mais elle tenait absolument à transmettre à notre fils les racines de son père. Rabbi Dahan ne l’a pas uniquement convertie avec amour et une ouverture d’esprit formidable, il lui a donné le goût d’un judaïsme possible avec un iconoclaste comme moi. Et il a fait de la circoncision de mon fils un moment incroyable, magique, y compris pour certains de mes amis non juifs qui m’en parlent encore. Je suis juif par naissance, par ma culture, et non par une croyance ou une doctrine », souligne Sam Garbarski, « et Rabbi Dahan accepte qu’il y ait différents judaïsmes, avec une telle tolérance qu’il m’a permis de déculpabiliser, de me sentir bien dans mon judaïsme « customisé ». Il ne m’a jamais stigmatisé, et a même anobli ma conception du judaïsme dans les yeux de mon fils, qui a passé avec lui sa bar-mitzva ». Il ajoute : « Je continue d’inviter Rabbi Dahan à dîner chez nous et on philosophe sur le monde avec beaucoup de plaisir. Il cultive le doute et le questionnement avec infiniment d’honnêteté, et ça fait un bien fou. C’est un homme vraiment bon, comme j’en ai très peu connu dans ma vie ».

Un rabbin ouvert et tolérant comme Albert Dahan ne pouvait que participer au dialogue interreligieux. Surtout lorsque lui, le Juif du Maroc, doit intervenir auprès de ses anciens compatriotes pour donner corps au vivre-ensemble. Mohamed Azaitraoui est conseiller musulman dans les IPPJ de Wauthier-Braine et Braine-le-Château. Ce Belge d’origine marocaine a rencontré le rabbin Dahan peu après son arrivée en Belgique, il y a près de vingt ans. « J’assistais à une rencontre interreligieuse à Molenbeek, dont il était un des intervenants », se souvient-il. « Quand je l’ai entendu parler le dialecte marocain, j’ai tout de suite su qu’il venait de Rabat, comme moi, surtout que j’ai des amis musulmans qui portent le même nom, Dahan ! ». Ensemble, les deux hommes évoquent le bon vivre-ensemble de l’époque, où Juifs et musulmans vivaient en harmonie au Maroc. « Je l’ai revu à plusieurs occasions, dans des soirées attachées à la citoyenneté, ou lors de la Quinzaine culturelle des Juifs du Maroc. Je garde le souvenir d’un homme ouvert d’esprit, un homme de paix prêchant le respect mutuel, mais aussi un citoyen du monde, qui n’a jamais renié ses origines, ni patriotiques, ni religieuses, tout en essayant de vivre avec les autres, en respectant leur diversité. Le genre d’homme qu’on voudrait avoir comme voisin. On ne peut que souhaiter plus de Dahan dans la société… ».

Le rabbin Dahan s’efforce de poursuivre ce dialogue là où l’on ne voit guère de rabbins : sur scène et en chansons. Le chanteur et musicien « maroxellois » Mousta Largo a d’abord fait connaissance avec sa fille, Mireille Dahan. « Venant de Cureghem, je n’avais jamais rencontré de Juifs », confie-t-il. « Mireille m’a expliqué ce qu’était le judaïsme libéral, et j’ai fini par rencontrer son père, le rabbin Dahan, par l’intermédiaire de Gilbert Lederman, qui nous a proposé de faire un projet musical commun. Il m’a dit : “Tu verras, on entend dans ses psaumes des vocalises orientales” », se souvient Mousta Largo. Naitra de leur rencontre en 2010 un CD, « Ben Adama » (Les enfants de la terre), avec un concert à Beth Hillel, dans le cadre de la Fête des musiques juives, réunissant le rabbin Dahan, accompagné de Mousta Largo et quatre autres musiciens d’origine musulmane. « Il a deux âmes, il est juif et marocain, et il est un paradoxe et un exemple à lui tout seul de cette dualité positive », poursuit le chanteur. « Le rabbin Dahan m’a dit un jour : “Prenez un peu de recul, car en fin de compte, il n’y a que les huitres et les idiots qui adhèrent…”. Cette phrase m’a beaucoup touché et devrait tourner dans les écoles ». 

Une empreinte indélébile

Le rabbin Dahan a exercé sa charge de rabbin de 1966 à 1996, sans interruption. La communauté Beth Hillel a fait appel à lui à titre exceptionnel durant les années 2000, à la suite de départs inopinés de certains de ses successeurs. Aujourd’hui, l’empreinte d’Albert Dahan est indélébile, et la communauté Beth Hillel, qui fête cette année son 50e anniversaire, peut envisager sereinement l’avenir dans ses superbes locaux de la rue des Primeurs, à Forest.

S’il fallait retenir une chose, une seule, du rabbin Dahan, voici ce que ses enfants vous diraient : « Papa aime raconter l’histoire de Hannah Arendt qui avait confié à son rabbin qu’elle pensait avoir perdu la foi, et a qui le rabbi avait répondu : “Mais qui vous la demande ?” Il laisse chacun libre de vivre son judaïsme comme il le sent, pour que le fond prenne le dessus sur la forme. Ce qui lui importe, c’est que nous donnions un sens à nos vies, que nous soyons heureux de ce que nous sommes, et que nous comprenions ce que nous faisons et pourquoi. Sa vision du judaïsme est celle qui continue de nous guider dans nos vies d’adultes : un judaïsme authentique, plein d’amour et de questionnement. Nous espérons pouvoir transmettre tout cela à nos enfants et qu’ils pensent à leur tour qu’apprendre soit toujours un plaisir ». 

La ligne du temps d'Albert Dahan

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