Quand les églises de Jérusalem se rebellent contre Israël

Frédérique Schillo
Fait rare, les églises de Jérusalem s’associent pour dénoncer les attaques dont est victime la petite communauté chrétienne de la Ville sainte. Une démarche mue par un sentiment d’urgence et de profond désarroi, mais également très politique.
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Une bataille rangée à coup de cierges et de crucifix. L’image avait fait le tour du monde. En 2008, des popes grecs-orthodoxes et des prêtres arméniens s’étaient violemment affrontés à l’intérieur de la basilique du Saint-Sépulcre, bâtie selon la tradition à l’emplacement du tombeau de Jésus. Si bien que la police israélienne avait dû intervenir dans le lieu saint pour séparer les hommes en soutanes.
Le motif de la dispute reste inconnu, mais il témoigne bien des rivalités tenaces qui agitent les communautés chrétiennes de la Vieille Ville et particulièrement au Saint-Sépulcre dont elles se partagent la garde selon des règles strictes régies par le statu quo de 1852. Trois communautés y vivent à demeure – les grecs orthodoxes, les latins (Franciscains) et les arméniens apostoliques – tandis que d’autres y possèdent des chapelles : les coptes, syriaques et éthiopiens orthodoxes. A cette complexe cohabitation s’ajoute le voisinage avec les différentes églises de Terre sainte, notamment anglicane et luthérienne, ainsi que la mission russe orthodoxe (voir encadré). Le tout forme un patchwork bruyant et parfois explosif.

Un front commun contre la « judaïsation » de la Ville

Depuis plusieurs mois, pourtant, les églises de Jérusalem ont mis leurs différends en sourdine. Dans une déclaration commune sans précédent du 13 décembre 2021, les patriarches et chefs d’église (arménien, grec orthodoxe, catholique et anglican) ont sonné l’alarme face aux « tactiques » utilisées par des « groupes radicaux » pour chasser les chrétiens. Sans les nommer, ils visent les Juifs ultranationalistes, notamment une frange de colons qui investissent brutalement la Ville. Ce sont d’abord des jeunes qui provoquent « des agressions physiques et verbales » jusqu’à s’en prendre parfois à des lieux de culte. Entre graffitis haineux, profanations et cocktails Molotov lancés sur des églises ou monastères, ces actions appelées « prix à payer » par les extrémistes, sont rarement qualifiées de « terroristes » par Israël, ce qui aggrave le sentiment d’insécurité des chrétiens. Plus encore, ces derniers dénoncent les achats de propriétés par des colons dans le but de parachever la « judaïsation » de Jérusalem.
L’affaire la plus célèbre concerne le patriarcat grec-orthodoxe, à la tête de la première communauté chrétienne de Jérusalem et d’un patrimoine foncier remarquable. En 2004, il a cédé trois baux emphytéotiques sur trois bâtiments de la Vieille Ville : la maison Muzamiya dans le quartier chrétien, et surtout l’hôtel Pétra porte de Jaffa et l’hôtel Impérial dans le marché arabe. Même s’ils sont aujourd’hui fréquentés par des routards, ces hôtels autrefois luxueux demeurent des symboles de Jérusalem, toujours gérés par les mêmes familles palestiniennes. Or, il est apparu que les baux avaient été rachetés de façon opaque par Ateret Cohanim, une organisation de colons pressée de transformer les édifices pour y accueillir des familles juives. Scandale chez les grec-orthodoxes : le patriarche Irineos a été renvoyé en 2005. La justice a été saisie. Mais en 2019, la Cour suprême a confirmé la vente. Faut-il y voir de la complaisance envers les colons ? Loin de là. Le jugement du magistrat Yitzhak Amit renverse l’accusation et dénonce une vente digne d’« un film de Hollywood, où se nouent intrigues, pots-de-vin et accords douteux ». Depuis, la décision est en suspens. Le 27 mars dernier, des colons ont tenté de pénétrer dans l’hôtel Pétra pour en prendre possession de force. Ils sont déjà 300 à vivre dans le quartier chrétien de la Vieille Ville.
Autre affaire, qui implique cette fois les autorités israéliennes : le récent projet d’extension du parc national des Murs de Jérusalem, qui engloberait des terrains appartenant à des institutions chrétiennes sur le mont des Oliviers et dans les vallées du Cédron et de Ben Hinnom. Il y renforce l’autorité du gouvernement sur les biens immobiliers, sans y exproprier les églises. Mais c’en est déjà trop pour les communautés grecque orthodoxe, arménienne et latine. Le 18 février, leurs représentants se sont plaints auprès de la ministre de l’Environnement en charge des Parcs d’« une attaque directe et préméditée » afin de « minimiser, pour ne pas dire éliminer, tout attribut non-juif de la Ville sainte ». Fait rare, la missive a été transmise à huit consuls généraux, dont celui de Belgique, et au nonce apostolique. Des ONG comme La Paix Maintenant ont aussitôt fait le lien avec l’offensive des colons à Sheikh Jarrah, qui avait plongé Israël dans le chaos en mai 2021, mais également à Silwan. C’est là, à quelques pas du Kotel, de l’autre côté des murailles, que des Juifs messianiques réunis dans l’association Elad rachètent des maisons palestiniennes pour recréer un quartier juif avec en son cœur la cité de David et bientôt un immense centre de tourisme connecté à l’Ouest grâce à un téléphérique. Cet énième projet est vu comme l’ultime coup de force pour judaïser Jérusalem, désormais par les airs.

Une minorité acculée

Les chefs des églises se sentent d’autant plus opprimés qu’ils se voient en minorité assiégée. Dans une tribune publiée dans le Sunday Times en décembre 2021, l’archevêque anglican Hosam Naoum et l’archevêque de Canterbury ont fustigé les « tentatives d’intimidation » pour faire fuir une communauté « en déclin constant ». Ce n’est pourtant pas ce que vivent les chrétiens. Selon le Bureau central des Statistiques, la communauté a cru d’1,4% en 2020 et compte 184.000 membres en Terre sainte, dont 12.900 à Jérusalem. Issus de la classe moyenne, bénéficiant du meilleur système éducatif et d’une totale liberté de religion (plus rare en Cisjordanie), ils se déclarent à 84% satisfaits de leur vie en Israël.
En dehors de la pression des colons, bien réelle, un facteur plus conjoncturel explique la frustration des leaders chrétiens et leurs griefs contre Israël : la gestion du COVID-19 qui, en stoppant net les pèlerinages, les a asséchés financièrement. Aussi, quand cette année la police a imposé des restrictions d’ordre sécuritaire à l’entrée du Saint-Sépulcre lors de la Pâque orthodoxe, ils l’ont ressenti comme une nouvelle agression.

Un gouvernement plus bienveillant

En réalité, le gouvernement Bennett, formé de ministres ultranationalistes mais aussi du centre et de la gauche, est beaucoup plus tolérant que ne l’était son prédécesseur. Les églises de Jérusalem le savent bien. La dernière fois qu’elles ont dû surmonter leurs querelles et se liguer, c’était en 2018 pour s’opposer à une collecte de taxes sur les biens immobiliers et à un projet de loi portant atteinte aux droits de propriété sur le patrimoine non-cultuel. Dans les deux cas, elles ont réussi à faire reculer Netanyahou. Le dialogue œcuménique, si rare à Jérusalem, est donc le préalable essentiel à un bras de fer avec les autorités israéliennes.
Depuis l’hiver dernier, les communiqués et autres pétitions et tribunes des patriarches et chefs d’église portent leurs fruits. La ministre des Transports Merav Michaeli (travailliste) s’oppose désormais au projet de téléphérique. Fin février, celle de l’Environnement Tamar Zandberg (Meretz) a fait geler le plan d’extension du parc des Murs de Jérusalem.
Reste la pression des colons, incessante, d’autant qu’ils y trouvent un moyen de diviser le gouvernement. Si le vice-Premier ministre Yaïr Lapid (centre) et le ministre de la Sécurité intérieure Omer Barlev (travailliste) ont osé qualifier de « terrorisme » les attaques de jeunes colons en Cisjordanie, l’ensemble du gouvernement ne peut continuer de fermer les yeux sur les agressions contre les catholiques et l’accaparement de leurs biens par des Juifs messianiques. Il n’en va pas seulement des relations judéo-chrétiennes ou de l’image d’Israël dans le monde. Il en va aussi, plus prosaïquement, de la stabilité du gouvernement.

Poutine réclame la propriété de l’église Alexandre Nevsky

C’est un dossier qui resurgit à la faveur de la guerre en Ukraine. Le 17 avril, peu après qu’Israël a voté l’exclusion dela Russie de la Commission des droits de l’Homme de l’ONU, provoquant l’ire de Moscou, Vladimir Poutine a écrit à Naftali Bennett pour réclamer la possession de l’église Alexandre Nevsky – aussi appelée Cour Alexandre – à Jérusalem. Située à quelques pas du Saint-Sépulcre, elle abrite des vestiges archéologiques, notamment le Seuil de la Porte du Jugement, empruntée par Jésus avant la crucifixion selon la tradition orthodoxe.
L’exigence n’est pas nouvelle. Depuis 2005, Poutine cherche à récupérer les biens de la Mission orthodoxe russe acquis au 19e siècle, qui forment un vaste complexe dans le centre-ville de Jérusalem. La plupart, à l’exception de la cathédrale de la Sainte-Trinitié, ont été vendus par la Mission à Israël en 1964. Mais dans la Vieille Ville, l’église Nevsky est restée entre les mains de la Société russe de Palestine orthodoxe, indépendante de Moscou. En 2020, Netanyahou a opéré un curieux marchandage avec Poutine : le transfert de l’église en échange de la libération par la Russie de Naama Issachar, une jeune israélienne emprisonnée pour 10 gr de haschich. Las, en mars dernier, le Tribunal de Jérusalem a annulé l’accord en renvoyant le dossier au gouvernement.
Et maintenant, que va faire Bennett ? Dmitry Peskov, le porte-parole de Poutine, avertit que l’affaire est considérée comme « une question cruciale » pour les relations bilatérales. Bennett va-t-il céder au maître du Kremlin et lui permettre d’accomplir son rêve impérial ? Ou bien, après avoir tant fait pour éviter d’affronter Moscou sur le dossier ukrainien, va-t-il risquer une crise diplomatique pour une église à Jérusalem ?

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Sam
Sam
1 année il y a

Difficile de ne pas réagir au terme de colons pour décrire Elad ! Jérusalem fait partie de l’Etat d’Israël, ce qui annihile le terme de colon, qui implique une exploitation sur un territoire étranger au dit colon.

L’utilisation de ce terme diffamatoire, est une reprise de l’argumentation palestinienne, qui tente de délégitimer la présence juive à Jérusalem. Ceci alors que des articles sont publiés ici pour déplorer avec juste raison le complotisme et ses dérives en terme de désinformation.

Comme quoi, tout dépend du point de vue que l’on défend. Elad peut être qualifié de nationaliste, tout comme le Fatah est nationaliste. A ce propos, je pose la question à Mme Schillo: que connaissez-vous des racines des palestiniens qui se plaignent sans cesse d’être envahis ?

Les statistiques sont claires, beaucoup d’entre eux sont en fait des descendants d’immigrés arabes venus des régions limitrophes (telle l’Egypte) pendant l’Empire Ottoman. Ils ont été attirés par l’essor économique créé par le retour des juifs en Israël.

Bref, on a des palestiniens qui sont assez peu d’origine du pays (sauf les chrétiens, qui ont peu immigré), qui reprochent aux juifs d’être revenus dans leur pays d’origine. Ne pensez-vous pas que ce débat est oiseux quant à chercher à savoir qui est d’origine ou pas ? Pourquoi tolère-t-on ces arguments fondamentalement racistes de la part des palestiniens ?

Pose-t-on la question de savoir si les Etats-Unis appartiennent aux Indiens d’Amérique, ou bien à la population qui y vit actuellement ? Bien sûr que non, car c’est hautement ridicule.

Il y a une compétition entre les communautés, comme les francophones qui s’installent dans le Brabant Flamand. Faut-il les en expulser ? Voilà comment avec les concepts défendus ici, on se retrouve compagnon du Vlaams Belang sans s’en apercevoir.

Dernière modification le 1 année il y a par Sam
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Frédérique Schillo
Frédérique Schillo
Historienne, spécialiste d’Israël et des relations internationales. Docteur en histoire contemporaine de Sciences Po Paris