Qui sont les juifs d’Anvers?

Géraldine Kamps
Malgré une taille similaire, les deux principales communautés juives du pays, Bruxelles et Anvers, n’entretiennent l’une avec l’autre que peu de liens concrets. Nombreux sont même les Juifs de Bruxelles qui se demandent aujourd’hui qui sont les Juifs d’Anvers. Ultra-orthodoxes, sionistes ou non, traditionalistes, religieux, laïques, polonais, géorgiens, la diversité est réelle et les changements de ces dernières années incontestables.
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Descente du train ce mercredi matin, à la Gare centrale d’Anvers. Le magnifique cadran doré de l’horloge domine le hall d’entrée, comme il y a cent ans. Un homme en kippa me dépasse. Je m’attendais à un public plus reconnaissable aux abords de la gare, en plein quartier juif. Il est tout à fait multiculturel. Il me faudra une petite centaine de mètres, passé la Bourse diamantaire de la Pelikaanstraat, pour me retrouver entourée d’une dizaine d’hommes en noir, coiffés d’un sac plastique par-dessus leurs chapeaux pour protéger ces derniers de la pluie. Je demande mon chemin à l’un d’eux qui me répond dans un mélange de yiddish et d’hébreu. Quelques femmes en jupes longues promènent leurs bébés en poussettes. Je tourne à droite vers Lamorinierestraat et rejoins la Lange Leemstraat, direction Tachkemoni. La grande façade en briques rouges de l’école ne comporte aucune inscription, mais les caisses de Bamba et de Bissli entreposées dans le sas d’entrée ne trompent pas. Les cris enthousiastes des enfants venant de la cour me confirment que nous sommes au bon endroit. Michael Greenberg, le directeur des matières juives, m’attend dans son bureau.

Arrivé tout droit d’Israël, cela fait neuf ans qu’il travaille dans cette école juive qui accueille les enfants de la maternelle à la rhéto. Une population qui a suivi assez logiquement l’évolution de la communauté juive d’Anvers. « Il y a 30 ans, les ultra-orthodoxes étaient déjà très présents, mais on voyait moins de barbes et de shtremel dans les rues », observe-t-il. « La grande schoule Van den Nest (synagogue Romi Goldmuntz) était pleine pour les grandes fêtes, le hazan Muller y donnait un concert chaque deux semaines, et des Juifs de toutes tendances, y compris des laïques, s’y retrouvaient. Toutes les bar-mizvot se faisaient là, même pour les Juifs de Wilrijk. La schoule Mizrahi, elle aussi, pleine à shabbat, s’est vidée petit à petit… La communauté était vivante ! ».

 

La progression des « Grouzinim »

Forte avant-guerre de quelque 60.000 âmes, d’origine allemande et polonaise en majorité, la communauté juive anversoise, chiffrée désormais à une quinzaine de milliers de personnes, se divise en deux courants majoritaires : Marsik haDas regroupe les orthodoxes, sionistes ou non, soit toutes les tendances du mouvement hassidique, Gourer, Satmaer, Belzer, Sanzer…, tandis que Shomre haDas représente les Juifs sionistes traditionnels, pratiquants ou non, dont l’école Tachkemoni, mais aussi les mouvements de jeunesse Hanoar Hatzioni et Bne Akiva. Les deux principaux établissements scolaires, Tachkemoni et Jesode haTorah, se sont vu rejoindre par Yavné, où sont allés progressivement les plus religieux de Tachkemoni, avant d’aller étudier dans les yeshivot, puis de faire l’armée et de s’installer définitivement en Israël. Leurs parents, une fois retraités, les ont suivis.

« Beaucoup de nos élèves après la rhéto décident, eux aussi, de faire leurs études à l’étranger, en Angleterre, aux Etats-Unis, à Bruxelles, en Israël, et choisissent ensuite de rester là-bas », note Michael Greenberg, selon lequel les Tsioni Dati (religieux sionistes) ne représentent plus aujourd’hui à Anvers qu’une trentaine de familles.

La population géorgienne (Grouzinim) qui a fait son apparition après l’effondrement du bloc communiste, en particulier dans le commerce de l’or et la bijouterie, n’hésitant pas à travailler même à shabbat, est devenue par ailleurs plus visible. Sur les 800-900 élèves que comptait Tachkemoni, « les élèves géorgiens n’étaient à l’époque qu’une centaine et se sentaient plutôt isolés », relève Michael Greenberg. « Ils représentent aujourd’hui 60% de nos élèves », affirme le directeur qui voit s’inscrire les 2e et 3e générations. La population de l’école a baissé considérablement comme en attestent les photos de classe, pour difficilement atteindre désormais les 400 élèves. Elle se compose outre les Géorgiens de jeunes Israéliens, de Juifs francophones anversois et de Juifs d’Afrique du Sud.

Provinciestraat. A quelques mètres des supérettes casher, la boulangerie-pâtisserie Kleinblatt, ouverte en 1903, voit se croiser, une fois n’est pas coutume, Juifs religieux, laïques, et même musulmans, amateurs de la célèbre couque aux myrtilles (jagedes), pour ne citer qu’elle. Ici, on parle yiddish, flamand, français, anglais. Marc Nejman y est manager depuis 24 ans. L’évolution de la communauté juive d’Anvers ? « Elle est négative », confie-t-il. « Beaucoup sont partis, en tout cas ceux qui avaient de l’argent. Chaque soir, un religieux s’occupe d’ailleurs de distribuer nos invendus aux pauvres ». Les ultra-orthodoxes sont restés, et ils constituent une bonne partie de la clientèle, dans la mesure où Kleinblatt est certifiée Glat casher (casheroute la plus stricte) par Marsik haDas. « Le quartier où nous nous trouvons depuis la fin de la guerre a lui aussi changé, prisé par les nouveaux immigrés », affirme Marc Nejman. Si bien que Kleinblatt mise davantage sur les livraisons, auprès d’une vingtaine de commerces juifs d’Anvers, mais aussi à Bruxelles. Evolution de la communauté oblige, la boulangerie a lancé il y a cinq ans un pain particulier à destination du public géorgien ! « Beaucoup de personnes dans mon entourage ont quitté Anvers, mes enfants aussi. Les universités sont pourtant bonnes ici, mais il y a plus de vie en Israël », poursuit le manager. « Une fois retraité, je compte moi aussi y partir. Malheureusement, il faut être millionnaire pour faire son alya… ».

 

La prospérité, de l’histoire ancienne

De l’avis du directeur de Tachkemoni, Michael Greenberg, une autre raison qui explique la chute du nombre d’élèves des écoles juives anversoises est la raison financière : « 20% des primaires de Tachkemoni décident de suivre leurs secondaires dans des écoles non juives, notamment en raison du coût de nos établissements », observe-t-il.

La prospérité de la communauté juive d’Anvers semble bel et bien de l’histoire ancienne. Le commerce du diamant autrefois florissant ne fait plus vivre désormais qu’une minorité de Juifs, progressivement remplacés dans ce secteur par la communauté indienne. Les institutions juives semblent avoir ralenti leurs activités, elles aussi, faute d’investissements et de dons. Les effets de la crise de 2008 se faisant toujours sentir, les familles juives donnent leurs priorités à d’autres dépenses.

Le centre Romi Goldmuntz qui organisait régulièrement des activités à la Nerviërsstraat a fermé ses portes il y a trois ans. Seules subsistent La Centrale qui vient en aide aux plus démunis, le Forum der Joodse Organisaties (FJO), équivalent du CCOJB côté néerlandophone du pays (avec une quinzaine d’associations représentées), des organisations telles que la Wizo, le Bnai Brith, et le Chai Center ouvert à Edegem et qui tente, grâce à un rabbin habad très actif, de rassembler à l’occasion des fêtes les plus motivés. Si Tikvatenoe, centre pour enfants et adultes handicapés, semble un des rares à émerger, le Home juif de la Isabellalei peine à trouver des financements et le club sportif Maccabi voit diminuer le nombre de ses membres, comme les mouvements de jeunesse.

Ethan Goldberg était le rosh ken de l’Hanoar Hatzioni l’an dernier, avant de déménager à Bruxelles. Il confirme la baisse, le nombre de jeunes étant passé de 250 à 130, « en raison des alyot, mais aussi du passage de certains d’une école juive à une école non juive… ».

 

Les ultra-orthodoxes épargnés

Le contraste est saisissant du côté des ultra-orthodoxes. Chez Hoffy’s, autre institution de la communauté installée Lange Kievitstraat depuis 35 ans, les frères Hoffman sont affairés derrière le comptoir. La salle du fond est occupée par un groupe, et quelques clients sont attablés. Si le traiteur compte sur une clientèle à 80% non juive, Benjamin Hoffman nous confirme que ceux qui avaient de l’argent ont quitté Anvers, que le diamant n’est définitivement plus l’affaire des Juifs. « En revanche, du côté de la communauté hassidique, rien n’a changé », souligne-t-il. « Il y a beaucoup d’échanges et de mariages internationaux, mais ce sont toujours les mêmes familles qui vivent à Anvers ».

A la tête de Marsik haDas, également vice-président du Consistoire, du Forum et de la Fondation du judaïsme de Belgique, Pinhas Kornfeld est sans conteste une des figures incontournables de la communauté juive anversoise. Selon le président de la communauté orthodoxe, Marsik haDas compterait près de 3.000 familles (1.500 inscrites et autant de sympathisantes), quatre boucheries, cinq-six pâtisseries, sept écoles. Pas moins de 35 synagogues y seraient rattachées. Pinhas Kornfeld confirme la tendance : beaucoup de membres partent à l’étranger, mais beaucoup arrivent et les Juifs orthodoxes se portent bien. « Leur nombre est même en hausse au vu de l’augmentation du nombre de bar-mitzvot et de naissances ! ».

Unique changement pour les plus religieux : la récente interdiction en Flandre de la shehita (abattage sans étourdissement) et son impact sur la pratique religieuse, avec une augmentation des coûts par l’obligation de faire se déplacer les contrôleurs anversois à l’étranger. « Nous sommes les victimes collatérales des attentats », dénonce Pinhas Kornfeld.

 

Le diamant, un métier indien

Retour vers la gare et le quartier diamantaire. Dans la Hoveniersstraat, les businessmen indiens semblent désormais mener la danse, à l’image du commerce diamantaire à l’échelle mondiale. Seule la synagogue portugaise n’a rien perdu de sa superbe. Une avalanche de contre-coups économiques à la fin des années 90 et début des années 2000 (affaires Kirschen, Max Fischer Banque et HSBC), ajoutée à une législation plus stricte et à l’arrivée de la concurrence ont eu raison des diamantaires juifs. « La communauté juive se réduit ici comme peau de chagrin, parce que la filiation autrefois naturelle qui poussait les enfants à poursuivre le métier n’est plus », nous confie ce diamantaire juif qui est parvenu à maintenir ses activités. « Le diamant qui faisait vivre l’essentiel de la communauté est devenu un métier indien avec 70% de firmes indiennes contre à peine 30% de firmes juives et quelques catholiques anversois ».

La population juive francophone a également diminué de façon notable, comme le confirme Michael Greenberg qui estime à 35% le nombre de parents de Tachkemoni qui parlent encore le français. A l’Hanoar aussi, les jeunes communiquent de plus en plus en flamand. Paul Ambach, alias Boogie Boy, artiste de jazz consacré « ambassadeur culturel flamand », Juif humaniste polyglotte, dresse le même constat. « Avant la guerre, beaucoup de Juifs pauvres parlaient flamand et fréquentaient les écoles flamandes. Après la guerre, ils se sont mis à gagner de l’argent dans le diamant et ont commencé à parler français en côtoyant les sphères du pouvoir francophones. A l’Hanoar, on parlait ainsi français entre Juifs, mais flamand en dehors du mouvement ! Aujourd’hui, le flamand a repris ses lettres de noblesse ».

Juif religieux ou non, tous semblent d’accord au sein de la communauté, lorsqu’on évoque la question de l’antisémitisme. « Ce n’est pas la raison qui pousse les Juifs à quitter Anvers », soutient Michael Greenberg qui affirme se promener quotidiennement en kippa sans ressentir la moindre hostilité. « Le départ des élèves vers les écoles non juives prouve qu’il n’est d’ailleurs pas de mise ». Les ultra-orthodoxes non plus ne se disent pas touchés.

 

L’avenir « réaliste »

Sans vouloir être négatif, « seulement réaliste », Michael Greenberg assiste impuissant à la situation : « Dans cinq ou dix ans, les Tsioni Dati seront absents d’Anvers », prédit-il. « Beaucoup ne voient plus le futur de leurs enfants à Anvers, mais dans une société juive comme Israël ». « Sur dix ans, le changement a été radical. C’est une communauté qui aujourd’hui se vide de sa substance », affirme notre diamantaire. Pour Isi Halberthal, président du CCLJ, qui a quitté Anvers à 18 ans pour faire ses études à Bruxelles, « le fossé entre religieux et non-religieux est croissant, sauf pour les quelques diamantaires juifs qui voient encore se côtoyer les deux mondes. Anvers est resté un shtetl, la langue qu’on y parle, le yiddish, est d’ailleurs celle du shtetl de l’époque. Le fait que tous étaient des survivants après la guerre les rassemblait par un lien très fort, mais ce temps-là est révolu ».

Un brin nostalgique, Paul Ambach se remémore l’époque des grands donateurs, où il animait comme DJ un centre Goldmuntz archi comble. « Entre les années 60 et 90, la communauté juive d’Anvers connaissait une puissance économique, des relations et un lobbying sans rapport avec son importance réelle. Elle est aujourd’hui beaucoup moins nantie, avec une implication dans la vie sociale et économique en déclin », note-t-il. « Je reste un Juif laïque et rien ne changera quant à mes souvenirs, mais l’avenir me semble un peu difficile. Tout dépendra des jeunes et des choix qu’ils feront ».

Le 6 septembre 2019, dans le cadre des commémorations du 75e anniversaire de la Libération, la présidente du Forum, Régine Suchowolski-Sluszny, réunissait près de 60 jeunes des mouvements de jeunesse à Breendonk et Malines, en présence du Roi et de la Reine. Une présidente qui veut rester positive. « La vie juive anversoise est devenue beaucoup plus orthodoxe, c’est vrai, mais nous continuons de participer ensemble aux discussions avec les autorités. Nous sommes tous nés juifs et nous sommes passés par la même chose, il est essentiel de s’entraider et d’essayer de se comprendre ». 

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