Rebecca Benhamou : « Le rouge réécrit la grammaire d’un visage »

Laurent-David Samama
Après son roman L’horizon a pour elle dénoué sa ceinture (éd. Fayard), la journaliste et écrivaine Rebecca Benhamou publie Sur la bouche. Une histoire insolente du rouge à lèvres (éd. Premier Parallèle), un essai interrogeant l’histoire et l’usage du lipstick à l’heure de #MeToo.
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Dans une société où la notion de féminité est tantôt célébrée, tantôt perçue d’un œil inquisiteur, vous racontez que votre premier contact avec le rouge à lèvres est le fait de vos grands-mères…
Rebecca Benhamou. En effet, je m’interroge depuis longtemps sur la transmission des codes du féminin. Et je me suis rendu compte, en fouillant dans ma mémoire, que l’un de mes premiers souvenirs était le fait d’avoir observé, avec un mélange de curiosité et de fascination, mes grands-mères, ma mère et mes tantes, en train d’effectuer ce même geste face au miroir. J’ai vite compris que le fard rouge était un langage muet et symbolique, qui raconte autant l’intime que le collectif. Le rouge réécrit la grammaire d’un visage. C’est une couleur éloquente, qui n’a rien d’anodin ; pas plus que la bouche n’est un support neutre. Ce n’est pas tant l’objet de maquillage en tant que tel qui m’intéresse, mais plutôt ce qu’il dit de la place des femmes dans l’espace public, de la manière dont elles se mettent en récit.

Infiniment plus qu’un artifice cosmétique, vous dessinez dans votre livre une vraie sociologie du lipstick. En quoi constitue-t-il une grille de lecture sociétale, culturelle, politique ?
R. B. Dans nos imaginaires collectifs, le rouge a été tantôt symbole de puissance et d’affirmation de soi, tantôt de débauche, de déviance, parce que longtemps associé au milieu de la prostitution et de la nuit. C’est sa force narrative qui le rend si pérenne et si polyvalent. Son usage n’a pourtant jamais été linéaire, et on l’a utilisé, selon les lieux et les époques, pour porter différents récits… À travers les pérégrinations du rouge, on peut lire l’histoire des suffragettes au début du 20e siècle, mais aussi celle des garçonnes pendant les années folles, des soldates pendant la Seconde guerre mondiale ou encore des stars hollywoodiennes. Dès lors qu’il s’offre à tous les regards, le rouge donne à voir mais aussi à entendre. Il est un porte-voix.

1082 Livre Smama illu squoosh
Rebecca Benhamou

En bref
Ça a l’air d’un geste anodin, à première vue… Mettre du rouge à lèvres ! Pourtant, pour peu que l’on s’intéresse à la portée de ce geste intime, on y décèle bientôt une multitude de sens, de messages, d’attentes privées et publiques. Symbole d’émancipation des femmes ou de leur soumission, emblème de patriotisme ou de trahison, de conformisme ou de rébellion, de plaisir ou d’aliénation, il est un langage muet, mi-parure mi-porte-voix, qui raconte autant l’intime que le collectif. Deux siècles que cela dure. Que le lipstick se politise ou se vide de sa substance selon qu’il est porté par des suffragettes, des prostituées, des garçonnes, des soldates, des working girls, des femmes lambdas, des queers volubiles ou des stars du cinéma. On lira ainsi avec grand interêt le récit de Rebecca Benhamou tant il donne la parole à tous et à toutes, aussi bien à Zola qu’à Madonna, à Fitzgerald qu’à Colette, à Roosevelt qu’à Vivienne Westwood. Sans oublier, bien sûr, le volet juif de l’affaire que l’on ne soupçonnait pas si prégnant.

Il y a évidemment une histoire juive derrière le rouge à lèvres… Et même plusieurs ! Racontez-nous donc les apports de Maurice Lévy, de Max Factor, de Charles Revson…
R. B. Au vu du succès grandissant du rouge outre-Atlantique, au début du siècle dernier, Maurice Lévy, un employé de la Scovil Mannufacturing Company, va créer un étui métallique à système coulissant qui sera produit en quantité industrielle. Surnommé le « Levy tube », puis lipstick, il est l’ancêtre du rouge à lèvres aux États-Unis. Parmi les grands noms du maquillage, il y a Max Factor, fils d’un rabbin originaire de Lodz, qui va devenir le plus grand maquilleur des stars hollywoodiennes, après avoir fui les pogroms de Russie en 1908 où il travaillait comme perruquier et maquilleur pour le Ballet impérial de Moscou ; Charles Revson, cofondateur avec son frère de la marque Revlon, qui sera le premier à avoir l’idée d’assortir la couleur rouge du vernis à ongles à celle du fard sur la bouche. Sans oublier Estée Lauder, alias Josephine Esther Mentzer, qui avait la fâcheuse tendance de s’inventer une vie d’héritière catholique à Long Island, alors qu’elle a grandi dans le Queens et appris le métier de la vente auprès de son père Abraham et de son oncle John, dans la quincaillerie familiale…

Parmi toutes les évocations littéraires du rouge à lèvres que vous citez, quelle est votre préférée ?
R. B. Il y a cette phrase, tirée de L’Amant de Marguerite Duras, que j’aime beaucoup : « Ne croyez pas, ce chapeau n’est pas innocent, ni ce rouge à lèvres, tout ça signifie quelque chose, ce n’est pas innocent, ça veut dire, c’est pour attirer les regards… »

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