Things fall apart…

Elie Barnavi
Le Bloc-notes d'Elie Barnavi
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Things fall apart, a écrit l’Irlandais William Butler Yeats en 1919 dans The Second Coming, l’un des plus fameux poèmes jamais surgis du cerveau d’un poète :

« Tout se disloque, le centre ne peut tenir L’anarchie se déchaîne sur le monde Comme une mer noircie de sang : partout On noie les saints élans de l’innocence, Les meilleurs ne croient plus à rien, les pires Se gonflent des passions mauvaises » *

Ces lignes incantatoires et obsédantes ont beaucoup servi, du moins dans le monde anglo-saxon, à chaque crise d’envergure, à chaque bouleversement majeur. Grâce à Monsieur Poutine, elles acquièrent derechef une évidente actualité.
En l’occurrence, ce qui se disloque sous les coups de boutoir de l’armée russe en Ukraine, c’est l’ordre international né voici trois décennies des ruines de l’ordre bipolaire, né, lui, de la Seconde Guerre mondiale. A vrai dire, cet ordre-là se cherchait encore. Il a été d’abord unipolaire, avec une Amérique parvenue au zénith de sa puissance – une puissance, en fait, sans rivaux ni précédent, si ce n’est l’Empire romain au faîte de son apogée. Cette position à la fois flatteuse et inconfortable, s’est effondrée un certain jour de septembre en même temps que les tours jumelles de New York. Des roquets agressifs à l’affût se sont mis à mordiller les chevilles du colosse, qui, à l’instar de Polyphème aveuglé, s’est déchaîné dans tous les sens. A l’ordre unipolaire de la dernière décennie du millénaire défunt, s’est substitué une cacophonie universelle où de nouveaux venus dans la cour des grands, la Chine et la Russie, cherchent à imposer un nouvel ordre mondial, à leur bénéfice. 
Mais la Chine et la Russie n’ont en commun que leur détestation de l’Amérique, de l’Occident et de leurs valeurs. La Chine est une vraie superpuissance, la Russie, une puissance moyenne et déclinante. Car c’est à tort qu’on verrait dans la Russie poutinienne l’héritière de l’Union soviétique. Plus vulnérable que l’on soupçonnait, comme on devait le constater lors de son implosion, cette dernière n’en était pas moins en attendant une véritable superpuissance, dotée non seulement de l’arme nucléaire, mais aussi d’une idéologie de substitution qui en faisait l’un des deux chefs de file planétaires. La Russie n’est rien de cela. Il y a une trentaine d’années, son PIB était l’équivalent de celui de la Chine ; aujourd’hui, il est dix fois plus petit, et se situe, pour ce pays de 144 millions d’habitants et plus de 17 millions de kilomètres carrés, à un niveau à peine supérieur de celui des Pays-Bas. La Russie ne produit rien en dehors d’armes et d’hydrocarbures, d’immenses territoires ont des allures de pays du tiers monde, et son pouvoir d’attraction (soft power en américain) est nul.
Et c’est à tort qu’on ferait de Poutine une sorte d’héritier de Staline. Le petit père des peuples était cauteleux et savait jusqu’où il ne devait pas aller trop loin, en un mot, il était conservateur ; Poutine est revendicatif et revanchard, complexé et agressif. C’est bien ce qui le rend dangereux. Contrairement à une idée répandue, ce n’est pas l’Union soviétique qui lui sert de modèle, bien qu’il ait peu ou prou réhabilité Staline et qualifié la disparition de l’Union soviétique de « plus grande catastrophe géopolitique du 20e siècle ». C’est plutôt l’Empire des tsars, dont le portrait de l’un des plus réactionnaires, Nicolas 1er (1825-1855), orne son bureau au Kremlin. Pas plus qu’il n’a cure de l’OTAN, qui lui sert de pur prétexte et de miroir à alouettes pour éblouir les idiots utiles qui lui servent de relais en Occident. Non, ce qui motive ses faits et gestes, depuis la Tchétchénie jusqu’à l’invasion de l’Ukraine en passant par la Géorgie, la Crimée et le Donbass, c’est la reconstitution du « monde russe », et, au passage, la revanche contre l’humiliation subie au moment de son ignominieuse dissolution.
Malheureusement pour lui, il n’a pas les moyens de son ambition. Comme le pouvoir absolu et illimité dans le temps rend stupide, il n’a rien compris ni aux siens ni à ses adversaires. Il a surestimé ses forces et grossièrement sous-estimé celles de ses adversaires. On croyait avoir à faire à un stratège, on découvre un mythomane. Aussi bien, rien ne se passe comme il l’avait prévu ; Poutine est en train de perdre cette guerre, en tout cas de ne pas la gagner.
Il est trop tôt pour imaginer l’ordre mondial qui se mettra en place après, trop d’inconnues brouillent notre capacité d’imaginer des scénarios tant soit peu cohérents : l’évolution de l’attitude de la Chine, ambiguë à souhait, l’avenir du « retour » américain en Europe, la capacité de cette dernière à persévérer dans son ambition nouvelle d’unité et de puissance… Mais d’abord, bien sûr, l’issue de cette guerre, avec en arrière-plan cette question, lancinante : que fera Poutine quand, confronté à la perspective de la défaite, il ne lui restera que l’alternative sinistre de l’humiliation et de la fuite en avant ? L’arme chimique ? L’atome « tactique » ? Et comment réagira l’Occident ?

Le monde à l’envers. Pendant que la guerre fait rage en Europe, le Proche-Orient goûte aux délices de la paix. Le mardi 25 mars, Naftali Bennett, Premier ministre d’Israël, atterrissait à l’aéroport Ben Gourion au terme d’un sommet à Sharm el-Sheikh en compagnie du prince Mohammed bin Zayed, l’homme fort des Emirats arabes unis, et du président Abdel- Fattah al-Sissi d’Égypte. Le dimanche suivant ce fut le tour de Yaïr Lapid, le ministre des Affaires étrangères d’Israël, de réunir, cette fois en Israël, ses collègues arabes – égyptien, marocain et émirati – ainsi que le secrétaire d’État américain pour un « sommet du Néguev » réuni dans un hôtel situé à Sde Boker près de la sépulture de Ben Gourion. Ouvertes, médiatisées, chaleureuses, banalisées en quelque sorte malgré leur caractère « historique », ces rencontres marquent, à n’en pas douter, une ère nouvelle dans la région, une sorte d’ébauche d’un « nouveau Proche-Orient ».
Cependant, comme pour nous rappeler que la paix avec les Etats arabes c’est bien, mais insuffisant, entre les deux est survenu un attentat terroriste à Beer-Shev’a, puis, au moment même où se tenait le sommet de Sde Boker, une autre attaque meurtrière dans la ville de Hadera. Assurément, le Bédouin qui a perpétré la tuerie de Beer-Shev’a et les deux terroristes de Hadera sont citoyens israéliens. Mais les événements graves de mai dernier, lorsque l’opération Gardien des murailles dans la bande de Gaza a provoqué émeutes et pogroms dans les villes mixtes à l’intérieur du territoire souverain de l’Etat d’Israël, ont prouvé que la question palestinienne refusait de se laisser oublier. Tant qu’on n’aura pas réglé cette question-là, aucun accord, d’Abraham, de Moïse ou de Dieu le Père, ne nous assurera la paix.
Justement, voici un anniversaire dont peu se souviennent. Vingt ans jour pour jour avant ce même dimanche 28 mars, la Ligue arabe endossait officiellement « l’initiative saoudienne », aux termes de laquelle le monde arabe et islamique offrait à l’Etat juif la paix et la normalisation en échange de la rétrocession des Territoires occupés et d’un règlement négocié de la question des réfugiés. Israël a fait la sourde oreille. L’initiative est toujours sur la table.

*Dans la traduction de Yves Bonnefoy

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Dominique Denonne
Dominique Denonne
2 années il y a

Cela m’amuse beaucoup tous ces commentaires inspirés sur l’état de santé mentale du président Poutine ou sur ses déboires en Ukraine. Vladimir Poutine sait très bien où il va et ne fait que gérer ses intérêts géostratégiques.
On ferait peut-être mieux de se demander dans quel guêpier nous, Occidentaux, nous nous sommes fourrés. Notre hostilité vis-à-vis de la Russie nous a fait commettre une lourde erreur, une gaffe monumentale qui, à terme, sera à l’origine de la chute de l’hégémonie américaine : Le paiement en monnaies nationales, rouble ou Yuan signifie la fin de l’hégémonie du dollar dans les échanges internationaux mais aussi la faillite du système monétaire américain. bientôt on s’apercevra que le billet vert n’est que du papier sans valeur et on demandera des comptes aux USA. Les présidents russes et chinois s’en frottent déjà les mains…

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Elie Barnavi
Historien, professeur émérite de l’Université de Tel-Aviv et ancien ambassadeur d’Israël