Valentyna Kiliarska, une refugiée ukrainienne en Israël ayant remporté le marathon de Jérusalem le 25 mars 2002. Reuters/Ammar Awad.
Écrit par : Frédérique Schillo
Historienne, spécialiste d’Israël et des relations internationales. Docteur en histoire contemporaine de Sciences Po Paris
Frédérique Schillo
Regards n°1084

En Israël, l’accueil des réfugiés ukrainiens fait débat

Enveloppée dans les drapeaux israélien et ukrainien, elle a franchi la ligne d’arrivée épuisée mais droite, avant de s’effondrer en larmes. Le 25 mars, Valentyna Veretska, une réfugiée ukrainienne de 32 ans, a remporté le Marathon de Jérusalem. Originaire de Mykolaïv, ville martyre devenue symbole de la résistance, cette coureuse professionnelle a fui la guerre avec sa fille de 11 ans, tandis que son époux est resté combattre l’invasion russe. Le reste de sa famille se cache toujours en Ukraine. « C’est pour eux, c’est pour le peuple ukrainien » qu’elle a dédié sa course. Cinq jours plus tôt, elle a appris que sa maison familiale avait été rasée par les bombes.

La victoire de Valentyna est un signe d’espoir pour les plus de trois millions et demi de réfugiés ukrainiens contraints de quitter leurs foyers après plus d’un mois de conflit d’une rare brutalité. Jamais l’Europe n’avait connu pareil déplacement de population depuis la Seconde Guerre mondiale. Beaucoup ressemblent à Valentyna et sa fille : ce sont principalement des enfants (la moitié des réfugiés), des femmes ainsi que des personnes âgées ; les hommes en âge de se battre devant rester en Ukraine. Jetés sur les routes de l’exil avec quelques biens personnels, ils se retrouvent dans un dénuement total. A l’image de ce petit garçon esseulé, traversant en pleurs la frontière, avec pour seul bagage un sac en plastique où ses parents ont glissé son passeport et un numéro de téléphone griffonné sur la main.  

L’aide humanitaire internationale tente fort heureusement de se hisser à la hauteur de la tragédie. Les réfugiés sont accueillis en Pologne ou ailleurs en Europe. Parmi les Etats qui contribuent le plus, Israël a une place à part. C’est le seul pays à avoir installé un hôpital de campagne sur le terrain, pour les personnes déplacées [voir encadré]. Il est aussi l’un des premiers à avoir organisé l’évacuation de ses ressortissants dès avant l’invasion russe. Israël est enfin le seul pays à offrir la citoyenneté à une partie des réfugiés ukrainiens – ceux ayant au moins un grand parent juif sont éligibles à la Loi du Retour – tandis que les non-Juifs sont accueillis au compte-goutte. 5.000 seulement pourront rester, qui viendront s’ajouter aux 20.000 déjà présent avant la guerre. Pour satisfaire à ce quota, des centaines de réfugiés n’auront pas comme Valentyna la chance d’apercevoir la ligne d’arrivée à Jérusalem : ils ont été refoulés.

Valentyna Kiliarska, une refugiée ukrainienne en Israël ayant remporté le marathon de Jérusalem le 25 mars 2002. Reuters/Ammar Awad.

« Alyah express » pour les uns…

Avec les réfugiés juifs, Israël fait preuve d’une générosité sans pareille. Des moyens colossaux sont déployés pour ce qui constitue la plus grande opération d’alyah depuis 30 ans quand plus d’un million de Juifs avaient fui après l’éclatement de l’URSS. L’Agence juive a renforcé ses bureaux dans toute l’Europe. Toute la chaîne d’immigration est accélérée, explique le président par interim de l’Agence juive, Yaakov Hagoel : « Le Premier ministre Naftali Bennett nous a demandé que les avions attendent les olim, et pas que les olim attendent les avions ». D’où le nom que l’organisation a donné à l’Opération : Alyah express.
L’urgence est bien de mettre les réfugiés en sécurité « à la maison », en Israël. Non seulement pour les sauver de l’enfer de la guerre, mais aussi les dissuader d’emprunter d’autres chemins de l’exil. Le mouvement Massorti ukrainien les dirige exclusivement vers l’Allemagne, étant donné que nombre de réfugiés préfèrent rester en Europe que se retrouver au Proche-Orient dans un autre pays en conflit. Alors à situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles : la procédure bureaucratique de l’alyah est allégée. Ce qui prend d’ordinaire trois semaines est expédié en cinq jours. Tous les réfugiés recevront une aide pour scolariser les enfants, chercher un emploi et se loger.
Déjà, l’Etat juif prévoit un vaste programme d’intégration et de développement pour les 50.000 immigrés ukrainiens, mais aussi russes et bélarusses attendus dans les prochains mois. Le Premier ministre a annoncé la création d’une nouvelle ville dans le Néguev entièrement dédiée à ces olim. Par ailleurs, 6,5 millions d’euros seront alloués aux cités de la périphérie qui les accueilleront. Le maire de Dimona est sur les rangs, soulignant « l’énorme potentiel de cette immigration de qualité » en termes de croissance démographique et d’emploi.

… et service minimum pour les autres

Toutes ces concessions font grincer des dents. « C’est l’hypocrisie des Blancs. Nous devons également travailler pour faire avancer l’immigration des Juifs d’Ethiopie qui fuient eux-aussi la guerre », s’est emportée la ministre de l’Immigration et de l’Intégration Pnina Tamano-Shata, elle-même d’origine éthiopienne. Le scandale passé, elle a été entendue : le 18 mars, après des mois d’attente, la Cour suprême a débloqué l’alyah de milliers d’Ethiopiens.

Cependant, le vrai débat concerne l’accueil des réfugiés ukrainiens qui ne peuvent répondre aux critères de l’alyah. Ils représentent 90% des 17.000 arrivés depuis le début du conflit. Eux sont « passés au peigne fin », dénonce l’Ambassade d’Ukraine. Certains ont été refoulés sur le sol israélien, dont des mineurs. D’autres se retrouvent à attendre à l’aéroport dans des conditions spartiates. « Les gens doivent savoir qu’il ne faut pas tricher avec le système d’immigration israélien et qu’il y a un prix à payer », assène le directeur de l’Autorité de l’immigration, Tomer Moskowitz. Mais c’est la ministre de l’Intérieur Ayelet Shaked qui concentre toutes les critiques. Sa doctrine est simple : Israël accueille les réfugiés non-juifs, mais leur offre le strict minimum (un titre de séjour de trois mois, un hébergement temporaire, une allocation de base, sans sécurité sociale ni permis de travail). Leur refuser l’assurance maladie « est une honte », s’insurge le ministre de la Santé Nitzan Horowitz (Meretz). D’autres mesures choquent comme l’obligation pour les familles d’accueil de fournir une caution de près de 3.000 euros.

Un impératif juif

C’est ainsi qu’une ligne de fracture se dessine dans la coalition, mettant aux prises les représentants de la droite nationaliste face aux modérés de centre-gauche. Une polarisation qui se retrouve dans l’opinion puisque, selon un sondage de l’Israel Democracy Institute, 74% des Israéliens de gauche et 60% du centre se disent favorables à l’accueil des réfugiés, quelle que soit leur religion, contre seulement 31% à droite.
Au cœur du débat se joue, encore et toujours, le caractère juif de l’Etat. « Israël doit faire plus pour amener des Juifs et ceux qui sont éligibles à la Loi du Retour », plaide Shaked. « L’auto-flagellation, ça suffit », poursuit le ministre de l’Agriculture Oded Forer (Israel Beitenou), tandis que le très conservateur Israeli Immigration Policy Center met en garde contre une « bombe à retardement démographique ». Face à eux, les partisans d’un assouplissement des règles d’accueil des réfugiés leur rappellent le Droit : la Convention sur les réfugiés de 1951, qui interdit de refouler des réfugiés vers des zones de guerre, et l’accord bilatéral d’exemption de visa signé entre Israël et l’Ukraine en 2010 qui empêche de facto les quotas.

Reste l’argument moral, imparable. Qui sommes-nous pour traiter ainsi des réfugiés, a demandé David Grossman sur la chaîne 13, alors que « l’expérience du statut de réfugié nous est consubstantielle » ? Le ministre de la Diaspora Nachman Shai invoque quant à lui l’impératif juif de Tikun oulam. Magnanime, Shaked a finalement accepté d’accueillir des réfugiés non-Juifs ayant de la famille éloignée en Israël, le temps que dure le conflit. C’est insuffisant, lui répond dans le Yedioth Aharonot l’auteur Yehonatan Geffen, neveu de Moshe Dayan, en rappelant que ses grands-parents sont nés en Ukraine : « Je ressens, métaphysiquement, que chaque Ukrainien peut être un parent à moi. » Combien d’Israéliens prétendraient, du fond du cœur, le contraire ?

L’unique hôpital de campagneen Ukraine est israélien

Il a pour nom Kohav Meir, « l’étoile brillante » en hommage à Golda Meir, native de Kiev, l’ancienne Premier ministre d’Israël fondatrice de Mashav, le programme d’aide du ministère des Affaires étrangères qui pilote le projet. C’est le seul hôpital de campagne étranger installé sur le sol ukrainien, près de Lviv. Aucun autre pays n’a eu le courage ou les moyens de mettre en place pareille structure médicale alors même que l’Ukraine compte 6,5 millions de déplacés de l’intérieur, soit près de deux fois plus que d’exilés.

Sous dix immenses tentes s’organisent les services de santé : une clinique, des services d’hospitalisation, une salle d’accouchement et une salle d’urgence. Le projet, qui a coûté six millions d’euros, est notamment dédié aux enfants. C’est pourquoi, parmi les 80 médecins et infirmières, sans compter la centaine d’autres personnes qui y travaillent, on compte de nombreux spécialistes en pédiatrie. Comme le Dr Michael Segal, un jeune chirurgien pédiatre né à Kiev, qui s’est porté volontaire pour aider le pays dans lequel il a grandi. 

Objet de fierté pour Israël, l’hôpital est le théâtre quotidien de la détresse physique et psychologique des réfugiés. Dans une interview à la radio 103FM, le Dr Arik Forer, directeur du service des urgences, décrit des situations tragiques et des charges de travail folles. « Nous sommes censés rester un mois, mais il faudra sans doute réévaluer la situation ». La guerre risque de se prolonger.

 
Écrit par : Frédérique Schillo
Historienne, spécialiste d’Israël et des relations internationales. Docteur en histoire contemporaine de Sciences Po Paris
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