On pourrait croire qu’il s’agit d’une blague juive : un Parlement juif européen avec 120 députés tout aussi juifs et européens s’est réuni en séance inaugurale dans une salle du Parlement européen à Bruxelles le 16 février 2012. A l’issue de cette réunion, ces 120 députés juifs originaires de 47 pays d’Europe, dont un contingent important des anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale et d’autres Etats et micro-Etats non-membres de l’Union européenne, ont élu deux coprésidents : l’Ukrainien Vadim Rabinovich et le Belge Joël Rubinfeld.
Cette initiative n’a pas été lancée par les instances officielles de l’Union européenne et l’élection de ces 120 « députés » n’est pas intervenue suite à un processus démocratique traditionnel comprenant l’envoi de convocations électorales et la campagne des candidats. Les 120 membres du Parlement juif européen ont été élus virtuellement par 400.000 internautes. C’est en tout cas ce qu’on peut lire sur le site internet www.eju.org, mais que personne ne peut vérifier puisqu’aucun huissier assermenté n’a authentifié les résultats.
Ce projet a été conçu et mis en œuvre par deux oligarques juifs ukrainiens : Igor Kolomoïsky et le même Vadim Rabinovich. « Il s’agit de donner une voix aux communautés juives d’Europe avec cette particularité démocratique », déclare Joël Rubinfeld, coprésident du Parlement juif européen et ancien président du CCOJB. « C’est la première fois que les représentants d’une organisation juive européenne sont élus par les membres des communautés juives des différents pays européens. Durant trois mois, les Juifs des 47 pays européens où nous sommes représentés pouvaient présenter des candidats et voter sur internet ».
« Pseudo-parlement »
Le progrès technologique et l’utilisation d’internet correspondent certes à l’air du temps. On peut en revanche s’interroger sur la transparence et le sérieux d’une élection de ce type. Jusqu’à présent, aucune démocratie digne de ce nom n’a eu recours à ce procédé qui n’offre aucune garantie de transparence. Cette particularité n’a pas échappé à de nombreux dirigeants juifs européens. Ainsi, Roger Cukierman, ancien président du CRIF, a qualifié cette initiative en utilisant des termes peu amènes. « Le pseudo-parlement juif européen est une vaste fumisterie », a-t-il déclaré le 5 mars 2012 sur les ondes de Judaïques FM. « J’ai du mal à imaginer que 80% [400.000 familles]des Juifs européens se soient exprimés, alors que dans mon entourage proche et même lointain pourtant fort intéressé par tout ce qui touche aux Juifs et à Israël, personne n’a entendu parlé ni d’un quelconque appel à candidature ni d’élections à un tel parlement ».
Certaines personnalités juives ont même découvert à leur grande surprise que leur nom était repris dans la liste des candidats. « A aucun moment les promoteurs du Parlement juif européen ne m’ont sollicitée ni demandé mon avis », réagit Viviane Teitelbaum, député MR du Parlement bruxellois et ancienne présidente du CCOJB. « Je leur ai demandé de retirer mon nom de cette liste, mais cela a pris du temps avant qu’ils ne s’exécutent ». Il est piquant de constater que des noms aussi folkloriques que David Beckham, Sacha Baron Cohen ou Stella McCartney figuraient également parmi les candidats !
Face aux défis majeurs auxquels sont confrontés les Juifs d’Europe, on peut comprendre que certains éprouvent la nécessité d’agir, à l’instar des promoteurs de ce parlement juif. Faut-il pour autant entamer cet engagement n’importe comment et par le biais de pseudo-élections ? Il existe déjà en Europe et dans le monde des organisations juives internationales comme le Congrès juif mondial ou le Congrès juif européen qui ont tissé un réseau de relations et de relais sur base d’une représentativité objective des communautés juives nationales. Ces organisations ont une expérience indéniable qu’on ne peut balayer d’un revers de manche. « Les initiateurs du Parlement juif européen arrivent tambours battant en pensant qu’ils vont révolutionner la vie des communautés juives d’Europe », constate un ancien membre du Congrès juif européen. « Ce n’est pas parce qu’on a conçu un site internet et qu’on possède des moyens financiers qu’on se lance du jour au lendemain dans la défense des Juifs d’Europe ». Il faut s’insérer dans un processus initié par d’autres organisations préexistantes. Leur travail n’est pas négligeable et on ne peut qu’espérer que d’autres énergies les rejoignent pour que les générations suivantes en retirent les fruits.
Créneau déjà occupé
« Je regrette que le Congrès juif européen n’ait pas intégré que nous sommes des partenaires et non des concurrents », relève Joël Rubinfeld. « Il est vrai qu’on se situe dans le même créneau que le Congrès juif européen. Néanmoins, il n’est pas bon qu’une organisation soit dans une position monopolistique. Dès lors qu’il existe deux ou trois autres organisations poursuivant le même objectif, une synergie positive doit se créer entre ces organisations. Par ailleurs, il y a tellement de challenges auxquels doit faire face la communauté juive européenne que nous ne serons pas trop de deux ou trois organisations pour les relever. Ce qui importe à nos yeux, c’est tout le travail que nous accomplissons dans la lutte contre l’antisémitisme, la promotion des valeurs juives européennes et la lutte contre la délégitimation d’Israël ».
Ces combats ne sont pas neufs et figurent déjà parmi les modalités d’action de chaque communauté juive organisée. Mais la confusion suscitée par l’apparition d’une organisation aux contours aussi flous risque de porter préjudice à la cause des Juifs d’Europe. « Comment voulez-vous que les non-Juifs y comprennent encore quelque chose ? », s’emporte un lobbyiste juif américain actif à Bruxelles. « D’autant plus que le mythe de la puissance juive n’a pas disparu. Quand le Président du Parlement européen m’invite à déjeuner et me demande de lui obtenir un rendez-vous à la Maison-Blanche, il est convaincu que je tire les ficelles à Washington. Imaginez alors ce que doivent penser des ministres monténégrins qui voient arriver chez eux une délégation d’une organisation dont le nom ronflant est le Parlement juif européen ! Ils accepteront et penseront que c’est une manière assez facile de montrer qu’ils ne sont pas antisémites, même si cette délégation ne représente rien d’autre qu’elle-même ».
Sous-nationalité juive
Il y a plus grave. En ayant recours au terme « Parlement », ces deux oligarques ukrainiens laissent entendre que les Juifs d’Europe ne sont pas citoyens des pays dans lesquels ils vivent et qu’une sous-nationalité juive existerait. Comme le fait justement remarquer Roger Cukierman, « la nation juive, elle vit en Israël et les citoyens israéliens ont leur Parlement, la Knesset ». Les Juifs ont les mêmes droits que leurs concitoyens chrétiens, athées ou musulmans. Ils n’ont pas besoin d’un pseudo-parlement composé de représentants élus dans des conditions obscures. Ils ont en revanche besoin d’organisations représentatives sérieuses et crédibles inscrivant leur action dans la durée. Cela nécessite une expérience qui ne s’improvise pas en quelques mois et ce ne sont pas des communiqués de presse fracassants ni des newsletters remplies de photos des coprésidents du Parlement juif européen en « visite officielle » au Monténégro qui vont renforcer la condition juive européenne.
L’heure des oligarques a-t-elle sonné ?
Les promoteurs du Parlement juif européen, Igor Kolomoïsky et Vadim Rabinovich, sont deux hommes d’affaires ukrainiens dont l’immense majorité des Juifs d’Europe occidentale n’a jamais entendu parler. Dans leur pays respectif où ils ont diversifié leurs investissements, ils sont pourtant connus. Depuis plusieurs années, il n’est pas rare de voir arriver des oligarques juifs de Russie ou d’autres anciennes républiques soviétiques au sein des organisations juives européennes et internationales.
Pour de nombreux observateurs du monde juif, cette évolution s’inscrit dans l’ordre des choses. Ils ont fait fortune et en apportant leur soutien financier à des organisations juives, ils espèrent s’imposer comme les dirigeants incontournables du judaïsme européen. « Ce qui se passe avec l’arrivée de milliardaires russes ou ukrainiens dans les institutions juives n’est pas neuf, tant en Amérique du Nord qu’en Europe », observe Simon Epstein, professeur d’histoire à l’Université de Jérusalem et spécialiste des réactions juives face à l’antisémitisme. « Les communautés juives ont toujours été dirigées par des industriels ou des hommes d’affaires suffisamment riches pour se consacrer aux affaires communautaires. Cela ne plaît pas aux Juifs d’Europe occidentale parce que ces oligarques font preuve de brutalité, se comportent comme des parvenus et ont accumulé leur fortune dans des circonstances troubles. Mais pour le reste, ils ne font que reproduire le modèle des grands philanthropes juifs d’Europe occidentale qui se sont aussi appuyés sur leur fortune pour imposer leur pouvoir ».
Personne ne conteste l’arrivée de Juifs russes ou ukrainiens dans les organisations juives européennes. « S’ils souhaitent s’y investir pour les renforcer, il est normal qu’ils acquièrent des réflexes démocratiques et qu’ils n’imposent pas non plus certaines pratiques pouvant nuire à la réputation des organisations juives », précise un dirigeant communautaire français.
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