Un pays en guerre, c’est d’abord une absence, un vide abyssal. 300.000 réservistes, une génération entière qui manque à l’appel, disparue des regards, comme évaporée. Les rues sont vides, les bus sont vides, les terrasses des cafés silencieuses. L’Université a fermé. Elle rouvrira bientôt. Les jeunes sont ailleurs. Ils ont été absorbés et opèrent en secret sur les bases, à la frontière au Sud, ou bien sur le front Nord, à moins qu’ils ne soient envoyés à Gaza. On sait peu de choses de leur quotidien. Une bribe d’information par-ci par-là, pour rassurer surtout, dire que tout va bien. Si les communications sont coupées c’est qu’ils ont l’ordre de laisser chez eux leur portable avant d’entrer dans Gaza.
Israël en guerre, c’est un vide obsédant traversé de spectres, les fantômes des disparus et les ombres des vivants. C’est une litanie de noms égrenés dans les médias, dont chacun finit par connaître le visage et l’histoire. Ceux des 1.290 morts assassinés le 7 octobre dans des massacres barbares. Des familles entières décimées, les enfants massacrés devant leurs parents, les parents devant leurs bébés. Ce sont les cinq cercueils alignés de la famille Siman Tov, assassinée dans sa maison du kibboutz Nir Oz : Tamar la mère, Yonathan (Johnny) le père, leurs jumelles de six ans, Shahar et Arbel, et leur garçon de quatre ans, Omer. Sur une vidéo tournée il y a peu, ils apparaissent hilares face à la caméra, s’amusant à tirer la langue dans des cris joyeux. Des images d’un bonheur simple et beau, qui vous obsèderont une fois croisés leurs regards et entendu les éclats de rire des enfants.
Et puis il y a les otages, partout, à chaque coin de rue, dans chaque conversation, et pourtant nulle part. Leurs portraits placardés sur les murs, aux arrêts de bus, sur tous les panneaux d’affichage. Longtemps des poussettes étaient accrochées aux bancs publics avec le visage d’un enfant kidnappé, son nom et son âge en lettres rouges pour imprimer vos rétines et vous convaincre que oui, il existe des êtres assez monstrueux pour prendre en otage des bébés. Beaucoup de ces poussettes ont heureusement été retirées depuis le retour des femmes et des enfants après plus de 50 jours de captivité. Restent plus de 130 personnes dans l’enfer de Gaza, dont Ariel Bibas, garçonnet de quatre ans, avec son petit frère Kfir, neuf mois seulement au moment de leur kidnapping ; deux frimousses rousses devenues des symboles. Il n’est pas un Israélien qui ne s’endort le cœur serré en pensant à leur enlèvement.
Le 7 octobre n’est pas une date
Israël en guerre, c’est tout un pays qui ne s’est pas réveillé du cauchemar du 7 octobre. Pour les Israéliens, le 7 octobre n’est pas une date, c’est un abîme de douleur, un gouffre sans nom ou plutôt un gouffre dont le nom renvoie à d’autres lieux, d’autres siècles : celui des pogroms. Le 7 octobre, c’est le temps des persécutions et des tueries de masse où les islamistes voudraient replonger les Juifs. Et ne venez pas leur dire que ce temps-là n’est plus, que c’est une exagération de l’esprit. Quand les Israéliens relèvent la tête en espérant trouver quelque consolation, ils voient le monde réagir aux pires massacres de Juifs depuis la Shoah en se vautrant dans l’antisémitisme, en expliquant que des viols doivent être contextualisés, ou en retournant contre les victimes l’accusation de « génocide ». Face à cette orgie de haine, « plus jamais ça ! », pensent-ils, c’est maintenant.
Comment imaginer que le temps ne s’est pas arrêté quand les survivants des pogroms ont tout perdu et que de leur vie ne restent littéralement que des cendres ? Avec eux, on recense presque 200.000 personnes déplacées, toujours dans l’impossibilité de rejoindre leurs foyers dans le Sud ou au Nord près du Liban. Ne pas se réveiller du cauchemar du 7 octobre, c’est vivre sous la menace perpétuelle d’un autre 7 octobre. Dans un jour, dans un mois, dans un an. Car le Hezbollah projette les mêmes exactions. Les Israéliens résidant aux frontières ont fui ; les autres se font installer des pièces fortifiées (mamad) dans leur maison. L’architecte qui faisait six mamads par mois en dépose à présent six par semaine. C’est devenu sa seule activité, les chantiers étant à l’arrêt, faute d’ouvriers. Le gouvernement a retiré leurs permis de travail à 20.000 Palestiniens de Gaza et à 130.000 de Cisjordanie, qu’il compte remplacer par des travailleurs étrangers. Des représailles économiques attendues venant d’une extrême droite raciste. Mais le fait est que peu d’Israéliens trouveraient le courage de surmonter leur peur pour côtoyer aujourd’hui des Palestiniens. Israël en guerre, ce ne sont pas seulement des combats éloignés dans Gaza ; c’est la guerre sur tous les fronts, la carte du pays saturée de « tzeva adom » (couleur rouge) dans un hurlement de sirènes annonçant une attaque de roquettes, des gens qui courent aux abris, et des attentats même dans la banlieue tranquille de Tel-Aviv. Ce sont des hommes qui promènent leur enfant en poussette, un M-16 en bandoulière, et dont on ne sait plus très bien si ce sont des réservistes ou des colons, des fanatiques auxquels profite la réforme de Ben Gvir sur le port d’armes ou des pères de famille inquiets qui ont noté qu’un pistolet à dix coups n’arrêtait pas forcément les terroristes.
Le 7 octobre est le deuil d’une nation qui a perdu les siens, des pacifistes assez idéalistes pour vivre près de Gaza, accueillir des Palestiniens dans leurs kibboutzim ou les accompagner se faire soigner dans des hôpitaux israéliens. Mais le 7 octobre est aussi la fin de l’innocence et des rêves de coexistence. C’est le deuil d’un peuple qui voulait être en sécurité sur sa terre et pensait pouvoir baisser la garde partout ailleurs. Le traumatisme est si profond que beaucoup le font tatouer sur leur peau. Quand Mia Schem, enlevée au festival Nova, s’est fait tatouer la date du 7 octobre, elle a remarqué que les nombres 710 formaient le mot « souffrance » en hébreu (לבס). Elle l’a surmonté d’un message d’espoir, lancé comme un défi : « Nous danserons encore. »
Israël en guerre, c’est une nation en armes. Chaque famille compte un combattant, jeune soldat ou réserviste. De même que chacune connaît un blessé, un otage ou un disparu. Le pays vit au rythme de la progression de Tsahal dans Gaza. Les télévisions ont basculé en mode infos en continu, déversant un flot d’images de soldats, de tunnels terroristes, de paysages dévastés. Difficile pourtant de voir les combats, et encore plus de se faire une idée de la vie des civils à Gaza. Jamais les deux peuples n’ont éprouvé aussi peu d’empathie l’un pour l’autre. Le matin, à 6h30, chaque Israélien retient son souffle quand paraît la liste des soldats tombés au combat. 21 noms se sont affichés le 23 janvier. 21 noms qui dessinent la mosaïque de la société israélienne : des Juifs de toutes origines, un jeune Bédouin israélien, un Israélo-philippin, des religieux comme des laïques. Avec deux morts et 60 blessés par jour en moyenne, ce conflit est déjà l’un des plus longs et des plus sanglants de l’histoire d’Israël. Ici, à chaque génération sa guerre. Défendre son pays se transmet de père en fils et de mère en fille, même si la mort vient à frapper. En français, il n’existe pas de mot pour désigner celui qui perd un enfant, car l’idée même est un scandale absolu, le tabou ultime. En hébreu, on parle de « shakul », celui qui « est privé » de son enfant. Ici la mort est une option. Alors avant d’entrer dans Gaza, les soldats laissent une lettre à leurs proches à lire en cas de malheur. Tous disent leur fierté de mener une guerre juste, existentielle.
Israël en guerre, c’est l’Histoire qui percute le présent, la fiction qui rejoint la réalité. Ce sont les chanteurs qui ne se produisent plus que sur les bases militaires et les cimetières ; la superstar Shlomo Artzi qui rend visite dans leur maison aux familles endeuillées. C’est le créateur de Fauda, Avi Issacharoff, dont le beau-fils est tué à Gaza, le producteur Matan Meir mort au combat, et des héros qui se révèlent des héros dans la vraie vie : Lior Raz, incarnant Doron, dans Fauda, évacuant des blessés dans le Sud aux premières heures de l’attaque du Hamas, Idan Amedi (Sagi dans Fauda), grièvement blessé qui se déclare prêt, à sa sortie de l’hôpital, à retourner se battre pour Israël.
Même affaiblie, la nation fait bloc
Une des grandes forces du pays tient dans sa résilience. Cette capacité à se relever qu’étrangement ses ennemis sous-estiment, par aveuglement ou ignorance. Même affaiblie, même sidérée, la nation fait bloc. « Ensemble nous vaincrons », scandent les Israéliens. Les mots s’affichent en permanence sur les écrans de télévision, dans les pubs, aux devantures des magasins. « Ensemble nous vaincrons », dit le message dans le bus en annonçant la prochaine station. Et ce n’est pas qu’un slogan. Les réservistes accourent du monde entier ; pas un ne manque à l’appel, hormis Yaïr, le fils du Premier ministre. Les jeunes garçons sont impatients d’entrer dans l’armée, beaucoup se laissent pousser la moustache pour ressembler aux photos vintage de leurs aînés il y a 50 ans, pendant la guerre du Kippour, dernière mobilisation de masse. Sur le front intérieur, une chaîne de solidarité s’active : des femmes et hommes de toutes générations, de tous milieux, mobilisés pour soutenir les soldats, aider dans les fermes du Sud, assister les déplacés, consoler les victimes.
Les jours avancent, l’esprit de combat ne faiblit pas. Un jour, on se surprend à ouvrir la boîte de conserve rangée en panique au début de la guerre dans un sac de survie. L’Université reprend les cours même si certains profs sont en treillis. Soudain, le dimanche matin, des milliers de jeunes déferlent dans les gares, de retour de permission. La routine reprend ses droits. Dans les rues, les passants sont plus nombreux. Beaucoup portent des plaques militaires et des rubans jaunes en solidarité avec les otages. La guerre entre dans une nouvelle phase, annonce le porte-parole de Tsahal. La paix n’est pas pour demain. Mais chaque Israélien est déterminé à défendre son pays, avec l’espoir qu’au bout du tunnel, il y a la lumière.