Arts et mémoires de la vie juive en Allemagne

Roland Baumann
Aux musées juifs de Francfort et de Berlin de nouvelles expositions multimédia explorent avec art et ingéniosité l’histoire et la diversité multiculturelle du judaïsme allemand.
Partagez cette publication >

Inaugurée en octobre 2020, la nouvelle exposition permanente du Jüdisches Museum Frankfurt (JMF) raconte l’histoire des Juifs de Francfort, du siècle des Lumières à nos jours. Elle complète la visite du Museum Judengasse, le musée de la « rue des Juifs », consacré à la vie juive jusqu’à la prise de Francfort par l’armée française (1796) qui mit fin à la résidence des Juifs dans un quartier fermé depuis 1462. Ouvert en 1988, cinquante ans après la Nuit de Cristal, le musée juif de Francfort (JMF) est une institution municipale et le premier musée juif ouvert en Allemagne après la Shoah.

Occupant trois étages de l’ancien palais Rothschild, en bord du Main, « Wir sind Jetzt » (Nous sommes maintenant), l’exposition thématique du JMF part du présent pour sonder les mémoires juives. S’appuyant sur des récits personnels, elle montre comment la vie religieuse et culturelle juive se reconstruit après 1945 et finit par s’épanouir à nouveau, au sein d’une importante communauté. Des témoignages audiovisuels, associés à des objets significatifs, racontent cette communauté, au quotidien et à travers des moments importants, tels le procès d’Auschwitz (1963), la mobilisation de la communauté juive locale contre une pièce de théâtre antisémite du cinéaste Fassbinder (1985), puis contre la destruction des vestiges archéologiques de la Judengasse (1987).

L’ancien fumoir du Palais Rothschild Jüdisches Museums/Norbert Migueltz.

Ce premier volet du parcours met en lumière l’implication massive des Juifs dans la vie de Francfort, du 19e siècle à la République de Weimar. On découvre l’art de Moritz Daniel Oppenheim, peintre de l’émancipation juive, la lutte contre l’antisémitisme, la « renaissance juive » des années 1920 et des parcours individuels de victimes du nazisme. Emblématiques vies brisées que relatent d’émouvants courts-métrages d’animation, vus sur livre-vidéo, à côté de vitrines d’objets divers liés à ces biographies. Des œuvres de l’expressionniste Ludwig Meidner évoquent la destruction des Juifs.
Le troisième niveau, « Tradition et Rituel », relate la transformation des traditions juives en évoquant notamment le « Schisme » entre libéraux et orthodoxes au 19e siècle. La grande salle d’art cérémoniel montre la centralité de la mémoire du temple. Des objets rituels contemporains renvoient à l’actualité des traditions avec lesquelles dialoguent des œuvres d’artistes. Une surprenante installation vidéo présente quatre hommes et une femme, rabbins de Francfort, qui répondent aux questions types du visiteur. Au premier niveau du Palais Rothschild, dont les salles d’apparat ont retrouvé leur beauté, le troisième volet du parcours raconte trois histoires de familles emblématiques : les Rothschild, la famille d’Anne Frank et celle de Valentin Senger, « Juif caché » sous le nazisme à Francfort. Une installation multimédia raconte en images l’ascension des Rothschild, se jouant des clichés qu’inspira le succès fulgurant de cette famille de banquiers.

L’histoire juive de Francfort à travers des histoires personnelles

Les moyens multimédias déployés dans l’exposition sont aussi ingénieux qu’efficaces. Parmi les nouvelles technologies muséales citons le Museum To Go : ce « gadget » permet au visiteur d’emporter avec lui une partie de l’exposition sous forme numérique. Si un aspect de l’exposition l’intéresse, la carte Museum To Go, reçue à l’entrée, lui permet d’envoyer des films et des photos à un site web personnalisé qu’il peut consulter à l’aide d’un code d’accès. « Nous sommes un “musée sans murs” qui va à la rencontre de personnes peu habituées visiter des musées, tels les élèves d’écoles professionnelles auxquels nous proposons des programmes éducatifs spécifiques, en dehors du musée, pour les inciter ensuite à le visiter et à devenir ses relais en y attirant leurs familles », souligne la directrice du JMF, Mirjam Wenzel. « Nous sommes avant tout un lieu de sociabilité. Notre nouvelle exposition permanente est une plateforme pour des voix juives, dans toute leur diversité. Elle raconte l’histoire juive de Francfort à travers des histoires personnelles, auxquelles nous associons des objets et des œuvres d’art, accompagnés de mises en scène multimédia et de technologies numériques interactives. Nous cherchons toujours à susciter l’empathie ! Notre musée avait jadis une approche commémorative. Il devait se constituer une collection et ciblait les objets cérémoniels et les œuvres d’art. La majeure partie des collections du musée des antiquités juives de Francfort, ouvert en 1922 et dévasté lors de la Nuit de Cristal, furent perdues ou envoyées à l’étranger après 1945. Aujourd’hui le marché des antiquités juives est saturé de faux et nous ciblons surtout des objets du quotidien et de l’art contemporain ».
Le Jüdisches Museum Berlin (JMB) a ouvert fin août 2020 sa nouvelle exposition permanente sur le passé et le présent de la vie juive en Allemagne. Installée sur deux niveaux de célèbre édifice en zigzag conçu par Daniel Libeskind et inauguré en 2001, cette exposition est remarquable tant pour la diversité de ses technologies numériques interactives et du multimédia, que pour l’inventivité de sa scénographie et l’intégration d’installations et œuvres d’art contemporain. Le parcours chronologique et thématique alterne les grands chapitres historiques, des communautés juives médiévales (Ashkenaz) à la catastrophe et l’après 1945, avec des salles thématiques.

Hall of fame juif

Tirant parti de la singularité de l’architecture, la scénographie évite les longs textes explicatifs, met en valeur les objets exposés, multiplie les points de vue, favorise l’orientation du visiteur et l’incite aussi à s’asseoir, pour écouter une musique juive de son choix, contempler la monumentale œuvre de Anselm Kiefer, Chevirat Ha-Kelim, « Bris des vases » inspiré à l’artiste allemand par la Kabbale d’Isaac Luria, ou regarder les courts-métrages projetés dans la salle de cinéma intégrée au chapitre sur les années 1920. Mur digital interactif, un album de famille permet d’explorer des centaines d’objets divers (documents, photos ; œuvres d’art, etc.) conservés parmi les collections du musée et associés à des récits personnels qui relatent l’histoire juive moderne dans toute sa diversité. Un Hall of Fame, accumule les portraits de « Juifs superstars » sur les murs de la cage d’escalier menant à la salle des arts et artistes juifs. Suit la longue traversée de la catastrophe, avec la prolifération des mesures antisémites inscrites sur de longs calicots dont la prolifération envahit l’espace, puis les chemins de l’exil qu’une installation multimédia interactive incite à mieux entrevoir.
La Shoah, montrée avec rigueur dans le décor minimaliste de la section « catastrophe », est suivie d’une grande carte murale de l’Europe avec les chiffres de la catastrophe. La scénographie de l’après 1945, confronte le visiteur à une série de citations, inscrites aux murs et au sol, relatives à l’impossibilité de toute vie juive au « pays des bourreaux ». Une accumulation de dossiers d’archives évoque les longues démarches bureaucratiques exigées des victimes juives du nazisme pour obtenir des réparations. L’amitié au cœur, sculpture de Falconet, spoliée au Baron de Rothschild à Paris et dont les fragments furent retrouvés dans les années 1990, évoque le pillage des œuvres d’art et la question toujours actuelle des restitutions de biens spoliés par les nazis. Un peu plus loin, dans un salon, assis sur un canapé devant un écran TV, le visiteur peut visionner des archives audiovisuelles documentant l’histoire des relations entre Israël et l’Allemagne.
Dans la salle thématique consacrée à « l’objet juif » une étonnante installation interactive composée d’un assemblage de vitrines prismatiques lui permet de tester la sacralité d’objets cérémoniels, allant du très sacré aux simple objet fonctionnel utilisé dans un cérémoniel religieux, l’incitant ainsi à découvrir le point de vue juif et les objets qui véhiculent l’identité juive. Juxtaposant les écrans sur lesquels se succèdent des témoins filmés en trois-quarts et nous parlant de leur identité juive, l’installation vidéo Mesubin, pareille à un chœur polyphonique, affirme dans toute sa diversité la vie des Juifs allemands d’aujourd’hui. Comme à Francfort, cette nouvelle exposition permanente témoigne de la maturité de la muséologie juive en Allemagne aujourd’hui.

S’abonner
Notification pour
guest
0 Commentaires
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
Découvrez des articles similaires

Pessah 5784 : Délivrons-nous

Au moment où nous entrons dans la période précédant la fête de Pessah, prenons le temps de nous pencher sur ce que représente cette libération, pour nous mais également pour d’autres. Et comment en tirer des fruits prospères dans une période chaotique.

Lire la suite »