04/11/2025
Regards n°1120

Auschwitz Gaza, l’obscénité des faux parallèles

Les parallèles entre Auschwitz et Gaza se multiplient depuis le 7-Octobre. Les Israéliens sont comparés aux nazis et les tueurs du Hamas aux déportés juifs des centres d’exterminations. Ces analogies faussent l’histoire et procèdent d’une distorsion de la mémoire de la Shoah qui inverse les rôles entre victimes et bourreaux et banalise la notion de génocide.

Dans une lettre ouverte publiée le 20 novembre 2023 dans The New York Review, plusieurs chercheurs spécialisés dans l’étude des génocides et de l’antisémitisme ont dénoncé l’usage et l’abus de la mémoire de la Shoah dans le débat sur Gaza depuis le 7-Octobre : « Insister sur le fait que ‘‘le Hamas est le nouveau nazisme’’ – tout en tenant les Palestiniens collectivement responsables des actions du Hamas – attribue des motivations antisémites endurcies à ceux qui défendent les droits des Palestiniens. » Ils concluent leur appel en « exhortant les personnalités publiques, y compris les médias, à cesser d’utiliser ce type de comparaisons avec l’Allemagne nazie. »

Il est vrai que dans le discours public israélien, le nazisme a souvent été utilisé comme cadre rhétorique de stigmatisation. Presque tous les leaders arabes, y compris le président Sadate, ont été comparés à Hitler. Dans les débats houleux à la Knesset, même David Ben-Gourion n’hésitait pas à traiter Menahem Begin d’Hitler. Quant aux représentants de la droite et l’extrême droite israéliennes, ils ne se sont jamais privés de dépeindre Yitzhak Rabin sous les traits d’un officier SS.

Nazification d’Israël

Si nous partageons les critiques de ces chercheurs, nous regrettons toutefois qu’ils ne se prononcent pas sur cette problématique lorsqu’elle surgit en dehors d’Israël et du monde juif à travers la nazification d’Israël et les comparaisons avec la Shoah pour décrire Gaza. Pas une semaine ne se passe sans qu’une dérive de ce type se produise. Il peut s’agir entre autres d’un avocat belge ayant participé à la flottille pour Gaza et passé quatre jours dans une prison israélienne qui déclare dès son retour à Bruxelles que ses conditions de détention en Israël étaient « dignes d’un camp de concentration », en précisant « Et je pèse mes mots ». Ou encore de la cheffe de file des écologistes français qui utilise le verbe « déporter », avec toute la charge symbolique liée à l’extermination des Juifs, plutôt que prononcer le verbe « expulser » pour évoquer le sort réservé à une participante française de la flottille pour Gaza.

Il n’est pas non plus rare de voir sur les réseaux sociaux et dans les manifestions propalestiniennes, des militants et de jeunes activistes s’approprier tous les référents mémoriels de la Shoah dans leur rhétorique anti-israélienne. Ainsi, un des porte-paroles de Bruxelles Panthères, un collectif décolonial bruxellois engagé dans la lutte contre le racisme institutionnel et les discriminations systémiques, a publié le 7 octobre dernier sur sa page Facebook un texte abject comparant les tueurs de Hamas ayant massacré le 7 octobre 2023 des milliers de civils israéliens aux Sonderkommandos juifs d’Auschwitz-Birkenau qui se sont révoltés le 7 octobre 1944 ! Voici quelques extraits :

« Le 7 octobre 1944, les Juifs d’Auschwitz se sont soulevés. Le 7 octobre 2023, les Palestiniens de Gaza se sont soulevés.

Et entre ces deux 7 octobre, il y a un seul fil : celui de la dignité humaine.

Il n’est jamais illégitime de se révolter contre celui qui vous opprime.

Les révoltés d’hier et les révoltés d’aujourd’hui79 ans plus tard, un autre 7 octobre a fait trembler le monde.

Mais cette fois, l’Histoire a été racontée à l’envers. Les descendants symboliques de ceux qu’on admirait pour avoir osé se soulever, ce sont aujourd’hui ceux qu’on traite de “terroristes” parce qu’ils refusent de continuer à mourir dans le silence.

Et aujourd’hui, ceux qui incarnent cette promesse trahie, ‘‘plus jamais ça’’, ce ne sont pas les gouvernements qui se réclament des victimes d’hier. Ce sont les peuples enfermés, bombardés, affamés, qui continuent à se battre pour leur dignité, leur terre, leur vie. (…) Les Juifs d’hier, ce sont les Palestiniens d’aujourd’hui.

Non pas dans un parallèle religieux, mais dans une continuité politique et morale : celle des dominés qui refusent leur effacement. 

(…) Et qu’on le veuille ou non, le cri du 7 octobre 2023 fait écho à celui du 7 octobre 1944. Deux cris d’humains enfermés dans des camps, de peuples qu’on a voulu effacer, et qui, à travers la révolte, ont dit au monde : nous existons encore. »

En instrumentalisant un traumatisme juif pour légitimer une violence contemporaine contre des civils, au prix d’une déformation historique et d’une inversion morale, ce texte faussement lyrique illustre précisément la perversité de cette captation mémorielle de la Shoah très présente aujourd’hui. La comparaison entre les Sonderkommandos juifs d’Auschwitz-Birkenau et les tueurs et kidnappeurs du Hamas constitue une fausse équivalence historique et morale. Les Sonderkommandos étaient des déportés juifs forcés par les SS à travailler dans les chambres à gaz avant d’être eux-mêmes assassinés. Leur révolte du 7 octobre 1944 fut un acte ultime de dignité et de désespoir, dirigé contre leurs bourreaux dans un contexte d’anéantissement total. À l’inverse, le Hamas a lancé le 7 octobre 2023 une attaque délibérée contre des civils israéliens, tuant, violant et enlevant hommes, femmes et enfants. Comparer ces deux événements inverse les rôles entre victimes et bourreaux, efface les frontières morales et banalise le génocide. Une telle analogie instrumentalise la Shoah pour légitimer la violence contemporaine, au mépris des faits et de la mémoire. Elle détourne une tragédie unique en outil de propagande, transformant la souffrance juive en argument politique.

Légitimer la violence du Hamas

Le glissement rhétorique de cette comparaison consiste à utiliser des ressemblances superficielles pour imposer une continuité morale ou symbolique là où il n’y en a pas. Dans l’exemple des deux « 7-Octobre », il transforme une coïncidence de dates en un récit providentiel, suggérant un lien entre Auschwitz et Gaza. Ce procédé vise à émouvoir plutôt qu’à démontrer, en substituant l’émotion à la rigueur historique. Il emploie les mots nobles de « révolte », « dignité », « oppression » pour enjoliver ou légitimer la violence du Hamas. Ainsi, la résistance de déportés juifs promis à la mort devient le miroir d’une attaque préméditée contre des civils. Le langage opère ici une inversion morale, où le bourreau se pare des attributs de la victime. Le glissement rhétorique neutralise les distinctions fondamentales entre défense, massacre et terrorisme. Il fait du contexte un décor secondaire et confond la lutte pour la vie avec la destruction d’autrui. En s’appuyant sur l’emphase, il détourne la raison critique et fabrique une illusion de justice. C’est une forme de manipulation discursive qui fait passer une comparaison obscène pour une vérité morale.

Le renversement accusatoire auquel se livre l’auteur de ce texte, souvent formulé comme « l’Histoire à l’envers », consiste à échanger les places symboliques des victimes et des bourreaux. Dans ce procédé, ceux qui commettent aujourd’hui des violences sont présentés comme les héritiers moraux des opprimés d’hier, tandis que les victimes actuelles deviennent les nouveaux oppresseurs. Ce discours se pare d’un vernis de justice historique, prétendant « corriger » la mémoire, mais il dénature les faits et vide l’histoire de sa substance. En affirmant que « les descendants des victimes d’hier sont les bourreaux d’aujourd’hui », on relativise la Shoah et on instrumentalise sa mémoire pour excuser des crimes présents. Le renversement accusatoire désoriente le jugement éthique : il transforme la compassion légitime envers les souffrances palestiniennes en justification de la barbarie du Hamas. Sous couvert de mémoire, il réécrit l’histoire pour accuser ceux qu’elle avait autrefois reconnus comme victimes. L’affirmation « les Juifs d’hier = les Palestiniens d’aujourd’hui » repose sur figure de style qui confond l’histoire et la morale. Elle assimile deux peuples entiers à des statuts figés – victimes hier, victimes aujourd’hui – en effaçant la complexité des situations. Elle détourne la mémoire de la Shoah, non pour comprendre, mais pour opposer : les uns seraient devenus les bourreaux, les autres les nouveaux persécutés.

Dans cette publication Facebook, il s’agit d’exploiter un traumatisme historique en transformant une douleur collective authentique en outil politique ou idéologique. Elle détourne la mémoire des victimes pour justifier une cause présente, souvent violente. Dans le cas du 7-Octobre, utiliser la Shoah comme parallèle pour légitimer des massacres contemporains revient à profaner la mémoire de ceux qui ont souffert et à désacraliser l’événement historique en le vidant de sa spécificité, réduisant le génocide à un simple argument rhétorique.

Cette appropriation mémorielle procède aussi d’un présentisme qui déforme la compréhension de la Shoah en la lisant à travers les catégories ou les sensibilités d’aujourd’hui. On projette des cadres moraux des luttes et des émotions contemporaines sur le passé, au risque d’en perdre la complexité historique. En transposant des concepts récents à des situations qui obéissaient à d’autres logiques, on commet aussi ce que l’historien  Marc Bloch qualifiait de «  péché le plus impardonnable en histoire » : l’anachronisme. Dans certains discours militants, la Shoah est interprétée comme un épisode parmi d’autres d’une histoire mondiale du racisme ou de la domination occidentale. Ce type de lecture, bien qu’animé par le souci d’universaliser la mémoire, efface les contextes spécifiques : l’antisémitisme européen et l’extermination systématique des Juifs d’Europe. En ramenant 1933-1945 à une grille contemporaine, on risque de transformer un événement irréductible en simple miroir de nos combats présents.

Distorsion de la mémoire de La Shoah

En lisant cette publication de réseaux sociaux, certains s’indigneront en criant au négationnisme. Ils se trompent et passent même à côté de l’essentiel. Il ne s’agit pas ici d’une négation de la Shoah, mais d’une distorsion de sa mémoire. Le négationnisme consiste à nier les faits historiques de l’extermination des Juifs d’Europe en contestant son existence, son ampleur ou sa planification. La distorsion, elle, ne nie pas la Shoah : elle la détourne, la déforme ou la manipule à des fins idéologiques contemporaines. Dans le texte comparant les massacres du 7 octobre 2023 à la révolte des déportés d’Auschwitz, l’événement historique n’est pas nié, mais reconfiguré : la Shoah devient un symbole transférable utilisé pour blanchir des actes de violence et accuser les descendants des victimes d’être devenus les bourreaux. C’est un glissement pervers qui exploite la charge émotionnelle et morale de la Shoah pour produire une inversion des rôles : les auteurs d’un massacre sont élevés au rang de résistants, tandis que les victimes sont assimilées à des oppresseurs.

La distorsion est ainsi aujourd’hui la forme la plus répandue d’altération de la mémoire, précisément parce qu’elle avance masquée sous le langage de la solidarité ou de la justice, tout en produisant de la trivialisation et des préjugés antisémites. Ses tenants se défendent souvent d’être antisémites, puisqu’ils ne s’en prennent pas directement aux Juifs, mais à un usage de la mémoire qu’ils jugent hégémonique ou « occidentalisé ». Pourtant, en minimisant la spécificité du crime nazi ou en transformant les victimes d’hier en symboles interchangeables, ils participent à une désincarnation du mal antisémite et effacent ce qui en faisait la spécificité : une entreprise d’extermination totale, planifiée et fondée sur la haine des Juifs.

Il faut donc le dire sans détour : faire des tueurs du Hamas les dignes « héritiers » des victimes juives d’Auschwitz-Birkenau et transformer les Israéliens en bourreaux nazis du XXIe siècle, c’est absoudre les massacres du 7-Octobre et participer à la profanation de la mémoire de la Shoah. Rétablir la vérité n’est pas une option rhétorique ni un caprice intellectuel, c’est une exigence éthique face à la falsification de l’histoire et à la diffusion d’une haine des Juifs mondialisée. 

Écrit par : Nicolas Zomersztajn
Rédacteur en chef
22 bis

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