Écrit par : Nicolas Zomersztajn
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Regards n°1112

Ce qu’est un génocide, ce qu’il n’est pas

Bien avant que la notion de génocide soit invoquée pour qualifier la situation dramatique à Gaza, des historiens et des juristes ont plaidé en faveur d’une définition plus restrictive du concept de génocide, plutôt que d’une interprétation juridique trop large susceptible de s’appliquer à n’importe quel conflit et de diluer ainsi sa signification et sa singularité.

Pour affirmer qu’Israël commet un génocide à Gaza, les militants propalestiniens et les ONG comme Amnesty International et Human Rights Watch se fondent sur l’article II de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, adoptée le 9 décembre 1948 par les Nations Unies. Cette disposition définit ce crime comme le fait de commettre certains actes précisés dans la convention, et ce « dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel ». Cette définition juridique du génocide est donc plus large que celle à laquelle se rattachent les historiens. Ces derniers, et tout particulièrement les spécialistes des génocides du XXe siècle, la circonscrivent à l’extermination physique d’un peuple dans sa quasi-totalité. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle de nombreux historiens expriment leurs réserves envers la qualification de génocide pour décrire ce qui se passe à Gaza depuis le 7 octobre 2023. Face à la réalité de la guerre que mène Israël contre le Hamas, l’accusation de génocide leur apparaît comme un non-sens historique.

Il est intéressant d’observer que cette critique des historiens envers la définition juridique du génocide, telle qu’elle est prévue par la Convention de 1948 des Nations Unies, n’est pas neuve et ne concerne pas seulement le cas de Gaza. Elle vise la portée beaucoup trop large de cette définition, son manque de précision, et son inadéquation avec certaines réalités historiques, notamment celles des trois génocides commis au XXe siècle : ceux des Arméniens, des Juifs et des Tutsi. Les critères retenus par la Convention de 1948 peuvent apparaître incomplets ou inadaptés pour analyser la spécificité des génocides. Ainsi, ces derniers ne se limitent pas à des actes individuels (meurtres ou déportations), mais incluent une entreprise globale et systématique visant à anéantir un peuple.

De l’intention à la décision

l’historien belge Maxime Steinberg (1936-2010). Pionnier des études sur l’anéantissement des Juifs d’Europe par les nazis et spécialiste de la déportation des Juifs de Belgique, il préférait une application plus restrictive du concept de génocide. Il considérait surtout que le critère de l’intention, retenu dans la définition de 1948, n’était pas adéquat. Pour Maxime Steinberg, ce n’était pas tant l’intention de commettre le crime qui était pertinente, mais plutôt le fait d’avoir réussi à concrétiser cette intention en une décision. Dans un article, « Le génocide au XXe siècle. L’Histoire ou l’imbroglio juridique », Un pays occupé et ses Juifs, Éditions Quorum, 1998, pp.212-232., publié en 1998, il rappelle d’emblée qu’en histoire, on s’attache essentiellement à la décision pour qualifier le génocide : « Le débat historiographique sur la genèse du génocide des Juifs a déterminé les historiens à porter toute leur attention sur le moment, et donc sur les circonstances historiques et leur contexte, où les tueurs SS reçoivent l’ordre d’exterminer les Juifs. De l’intention à la décision, l’ordre fait effectivement la différence du génocide. L’intention du génocide qu’on prête trop vite à la rhétorique idéologique du discours meurtrier se concrétise sous la forme d’un ordre de mettre à mort le groupe visé dans sa totalité. »

Une fois que la décision de faire disparaître un peuple est prise, l’intention est omniprésente et doit être exécutée le plus rapidement possible. Ainsi, sur les six millions de Juifs exterminés entre 1941 et 1945, les trois quarts sont tués entre 1941 et 1942. « Le génocide des Juifs s’exécute dans le court terme, dans l’immédiateté », insiste Maxime Steinberg. « Cet empressement des tueurs à exécuter l’ordre se vérifie dans les deux autres génocides du XXe siècle. Préfigurant celui des Juifs, le génocide des Arméniens fait disparaître un million à un million et demi de personnes entre 1915 et 1916. Si celui des Tutsi au Rwanda en 1994 dure le temps d’un printemps, il n’en fait pas moins d’un million de victimes. La statistique macabre est indispensable pour connaître la série de morts dont on parle, mais elle ne fait pas le génocide. Il ne se déduit pas du grand nombre de ses victimes. Les chiffres sont un indice ; ils dénombrent, toujours après coup, la partie du peuple qui a été effectivement massacrée. Ces chiffres donnent ainsi la mesure, non pas de l’intention des auteurs du génocide, mais du degré d’accomplissement de leur décision, compte tenu des circonstances dont la maîtrise leur échappe. »

Qualifiant la définition juridique du génocide de « concept-fatras » chargé d’une forte connotation morale, Maxime Steinberg avait très tôt saisi les conséquences désastreuses de certains termes de la définition onusienne : « L’intention de détruire, tout ou en partie, un groupe… ». Cette formule « tout ou en partie » est effectivement problématique, notamment quand on la rattache à la situation de Gaza aujourd’hui. « Il suffit d’identifier ‘‘le meurtre du groupe’’ visé ‘‘comme tel’’ pour qualifier le génocide », déplore Maxime Steinberg. « À la limite, celui de deux membres tués en raison de leur appartenance au groupe en relèverait. Le crime de génocide ne serait donc qu’un crime raciste ou xénophobe puisqu’aussi bien, dans les deux cas, la victime serait tuée en raison de son identité. Cette spécificité de la victime n’instruit pas la qualité de l’événement. Elle désigne tout autant un pogrom ou une ratonade que l’assassinat d’un peuple. Avec cette grille de lecture juridique, l’historien, empêtré dans les crimes de l’Histoire, perdrait tout sens historique. Il ne verrait qu’une différence de quantité entre un pogrom comme la Nuit de cristal en 1938 et le plus grand massacre du génocide juif, la tuerie à cinq chiffres dans le ravin de Baby Yar en 1941. Les 91 Juifs tués dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938 s’inscriraient alors dans la même série que les 33.771 Juifs de Kiev fusillés dans le ravin de Baby Yar en 36 heures, les 29 et 30 septembre 1941. »

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« Supprimez-les, et surtout qu’ils ne partent pas »

Et surtout, l’expression « tout ou partie », retenue par la définition juridique du génocide, ne permet pas du tout de cerner la volonté du génocidaire de faire disparaître à jamais un groupe humain. Dans un génocide, le moyen et le but se confondent : on ne tue pas pour expulser ni pour s’approprier des terres. On tue les membres du groupe visé pour exterminer tous ses membres. « Dans le génocide des Tutsi, les tueurs du Hutu Power ne tuent pas des Tutsi pour faire fuir les autres », rappelle Maxime Steinberg. « Ils ne les laissent pas s’enfuir. ‘‘Supprimez-les, et surtout qu’ils ne partent pas’’, leur a-t-on enseigné dès 1992, pour éviter ‘‘l’erreur fatale de laisser sortir les Tutsi du pays’’. Barrant la route et fermant les frontières partout où ils le peuvent encore, ils s’empressent d’assassiner, en moins de trois mois, plusieurs centaines de milliers de Tutsi, femmes et enfants compris, et dans leur rage exterminatrice, ils pourchassent les rescapés jusque dans le refuge des églises. » Ce qui est loin d’être le cas des Palestiniens à Gaza, où l’armée israélienne ne vise pas intentionnellement les civils. Ils envoient d’ailleurs des sms ou d’autres formes d’avertissement pour que les populations civiles évacuent les zones de combat et de bombardement, et puissent se diriger vers les zones humanitaires, notamment celle d’Al-Mawasi. Tout cela va à l’encontre de la logique génocidaire qui vise à éradiquer tout le groupe visé. De la même manière, il est inimaginable que le génocidaire organise, comme Israël l’a fait, une « pause humanitaire » pour permettre la vaccination contre la polio de centaines de milliers d’enfants de Gaza. Il s’agit d’une mesure de santé publique qui contredit toute intention génocidaire. Tout accord de trêve ne fait pas non plus partie du logiciel génocidaire. « On n’a jamais vu nulle part les Hutus négocier une trêve avec les Tutsi, ou le RSHA de Heydrich ou même Himmler négocier une trêve avec les communautés juives d’Europe », fait remarquer Georges Bensoussan, historien et ancien responsable éditorial du Mémorial de la Shoah de Paris, dans un entretien qu’il nous a accordé. « On a atteint ici un summum d’absurdité, marqué par le retournement accusatoire du thème génocidaire : à savoir que la critique hyperbolique d’Israël vise l’existence même de l’État juif, et non telle ou telle politique menée par son gouvernement. Cette accusation porte en elle une charge génocidaire que les accusateurs d’Israël ne peuvent pas assumer. Ils la retournent alors contre leur victime, faisant ainsi d’une pierre deux coups : ils sont vierges de toute accusation de racisme, et en même temps ils délégitiment Israël et ruinent sont droit à exister. »

Si Maxime Steinberg préférait une approche plus rigoureuse et historiquement précise de la notion de génocide, plutôt que la définition juridique large établie en 1948, c’est aussi parce qu’il a perçu, in tempore non suspecto, que la définition de 1948 est susceptible d’être instrumentalisée à des fins politiques, notamment avec les retombées du conflit israélo-palestinien. « Détourné de son sens historique, le mot génocide demeure la référence obligée de toute revendication fondée sur l’appel à l’opinion en faveur des victimes, quelles qu’elles soient », regrette Maxime Steinberg. « Dans les années 1990, on alerta l’opinion en qualifiant le Sida de ‘‘génocide biologique’’ annonciateur en Afrique subsaharienne d’une terrible catastrophe. Avec sa puissance de victimisation, la référence est si porteuse qu’à la limite, elle sert même des situations dont les victimes sont toujours en vie ! Un syndicaliste de l’enseignement, appelant le public à soutenir la mobilisation contre l’austérité budgétaire du pouvoir, dénonce le sombre dessein d’un ‘‘génocide des enseignants’’. »

Génocide et violations des droits humains

Conscient qu’une interprétation élargie de la notion de génocide risquait de dénaturer et de banaliser le concept qu’il a forgé, le juriste juif polonais Raphaël Lemkin, dans un entretien accordé au Christian Century Magazine, 18 juillet 1956, p. 854. In Anson Rabinbach, « Raphael Lemkin et le concept de génocide », Revue d’Histoire de la Shoah, N°189, 2008, pp. 511-554., n’a cessé, dès le début des années 1950, d’exhorter ses contemporains à ne pas confondre le génocide avec d’autres crimes de masses ou d’autres violations des droits humains : « De nombreux Américains confondent génocide et tout un programme de droits de l’homme des Nations Unies [Déclaration universelle des droits de l’homme], traitant de nombreux problèmes individuels. Cette dernière entreprise n’a rien à voir avec le génocide ; elle traite de la position de l’individu dans la société à tous les niveaux – éducation, emploi, liberté de circulation, etc. Le génocide concerne la vie de peuples, la suppression de leur existence. Les droits de l’homme portent sur différents niveaux d’existence, alors que le génocide aboutit à la non-existence. »

Bien qu’ils n’ignorent pas la vision restrictive de Lemkin ni les singularités des trois génocides du XXe siècle, ceux qui pointent Israël d’un doigt accusateur sont déterminés à lui coller la qualification de crime de génocide. Ainsi, Mes Taharraoui et Lafouge, les avocates d’un groupuscule juif antisioniste français ayant déposé, le 26 novembre 2024, une plainte contre X avec constitution de partie civile pour « complicité de génocide et provocation à commettre un génocide à Gaza », n’hésitent pas à déclarer que : « Ce n’est pas parce que la situation présente ne ressemble pas à des génocides passés que le droit n’a pas son mot à dire. » De la même manière, lorsqu’Amnesty International accuse Israël de commettre un génocide contre les Palestiniens à Gaza, cette ONG considère même que la jurisprudence relative à l’intention génocidaire d’un État est trop restrictive. « L’interprétation excessivement restrictive de la jurisprudence internationale empêcherait effectivement de conclure à l’existence d’un génocide dans le cadre d’un conflit armé », regrettent les auteurs du rapport publié en décembre 2024.

« Parler de génocide quand il s’agit de guerre, c’est s’interdire de comprendre les événements », avertissaient Yann Jurovics, ancien juriste près la Chambre d’appel des tribunaux pénaux internationaux et l’historien Iannis Roder, spécialiste de l’histoire de la Shoah, directeur de l’Observatoire de l’éducation de la Fondation Jean Jaurès. « Lorsque toute campagne violente devient génocide, la spécificité de ce crime n’est plus visible et on nie la volonté de le distinguer, ayant justement conduit à l’adoption de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide.» Il ne s’agit pas d’établir une hiérarchie de la souffrance, mais de dire ce qu’est un génocide et ce qu’il n’est pas

Si Maxime Steinberg préférait une approche plus rigoureuse et historiquement précise de la notion de génocide, plutôt que la définition juridique large établie en 1948, c’est aussi parce qu’il a perçu, in tempore non suspecto, que la définition de 1948 est susceptible d’être instrumentalisée à des fins politiques, notamment avec les retombées du conflit israélo-palestinien. « Détourné de son sens historique, le mot génocide demeure la référence obligée de toute revendication fondée sur l’appel à l’opinion en faveur des victimes, quelles qu’elles soient », regrette Maxime Steinberg. « Dans les années 1990, on alerta l’opinion en qualifiant le Sida de ‘‘génocide biologique’’ annonciateur en Afrique subsaharienne d’une terrible catastrophe. Avec sa puissance de victimisation, la référence est si porteuse qu’à la limite, elle sert même des situations dont les victimes sont toujours en vie ! Un syndicaliste de l’enseignement, appelant le public à soutenir la mobilisation contre l’austérité budgétaire du pouvoir, dénonce le sombre dessein d’un ‘‘génocide des enseignants’’. »

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