Regards n°1112

Nommer le 7 octobre, ou la guerre des mots

Quinze mois après l’attaque du Hamas et le début de la guerre qui s’en est suivie, une dynamique de polarisation nourrie par le confusionnisme plane sur les discussions, dans un contexte discursif où le mot « génocide » fait office de frontière mentale.

Le 14 décembre 2024 s’est tenu à Paris le colloque « Penser avec, après et malgré le 7 octobre », organisé par Philippe Mesnard, directeur de la revue Mémoires en jeu. La constatation de départ ? La diversité des concepts utilisés pour se référer à l’évènement et à ses suites. En effet, l’attaque du Hamas et la riposte israélienne ont généré une série de déclarations qui « […] convoquent un lexique indexé sur les violences historiques de notre modernité, recourant à des associations mémorielles régulièrement abusives, inappropriées ou, du moins, qui auraient exigé une interrogation sur leur justesse et leur adéquation à la réalité. Il en a été ainsi de ‘‘génocide’’, ‘‘apartheid’’, ‘‘colonisation’’, ‘‘pogrom’’, ‘‘nazi’’, ‘‘résistance’’, etc. ». Face à ce constat, les participants, dont Ina Van Looy, directrice du Centre d’éducation à la citoyenneté du CCLJ, ont entrepris d’analyser cette « surproduction de rapprochements où la mémoire historique est omniprésente ». Tout en prenant garde, comme l’a signalé l’organisateur, à l’effet trompeur des analogies et en ayant toujours à l’esprit la difficulté de nommer, susceptible d’être magnifiée par certaines démarches discursives. Les « dérèglements confusionnistes dans l’après 7 octobre » décrits par Philippe Corcuff, professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politique (IEP) de l’Université de Lyon, en fournissent un exemple.

Le confusionnisme, dans l’approche du politologue, caractérise la confusion entre des concepts d’extrême droite et d’extrême gauche. Il analyse le phénomène dans le contexte de la compétition entre lutte contre l’antisémitisme et lutte contre l’islamophobie, dont l’après 7 octobre aurait hérité. Engagé dans la gauche libertaire et dans l’association antiraciste RAAR (Réseau d’Actions contre l’Antisémitisme et tous les Racismes), Corcuff pointe les dérèglements confusionnistes à gauche qui facilitent le travail de l’extrême droite, y compris la banalisation du conspirationnisme. Dans ce contexte, il signale la consolidation d’un pôle discursif de dénégation de l’antisémitisme, face à un pôle opposé de dénégation de l’islamophobie. Il précise que c’est le premier pôle, où l’on trouve des justifications de l’attaque du Hamas sous couvert d’antisionisme, qui est le plus actif et audible. Cette situation va nourrir une polarisation entre lutte contre l’antisémitisme et dénonciation de la situation à Gaza[1], dont les effets sur la société n’ont pas fini de se faire sentir. Le spécialiste mentionne, du côté de la gauche radicale, une diabolisation grandissante du sionisme (vu comme idéologie coloniale) menant à une tolérance de l’antisémitisme. Les tags « Le 7 octobre est une révolte contre le colonialisme » et « Un sioniste = une balle », parus sur les murs de Sciences-Po Lyon, sont cités comme exemple de cette dérive. L’invisibilisation des militantes féministes qui attirent l’attention sur le sort d’hommes et de femmes violées par des membres du Hamas, lors du 7 octobre ou lors de leur captivité à Gaza, est aussi mentionnée comme effet de cette polarisation.

Le mot « génocide », frontière mentale

Si la qualification de l’attaque du Hamas constitue une première fracture dans l’après 7 octobre, c’est bel et bien la question de l’accusation de génocide contre Israël[2] qui affecte le plus les discussions. Corcuff explique qu’un dialogue avait été proposé par les autorités de la faculté à la suite des tags à Sciences-Po pour arriver à une prise de position commune, mais sans succès. Les étudiants ont refusé l’usage des concepts de « crimes contre l’humanité » et « crimes de guerre », malgré le fait que la Cour pénale internationale ait bien délivré les mandats d’arrêt contre Benjamin Netanyahou et son ancien ministre de la Défense, Yoav Gallant, sur ces bases le 21 novembre 2024[3]. Le mot « génocide », résume le politologue, est devenu une sorte de frontière mentale. D’un côté de la polarisation, le non-usage du mot est considéré comme un déni de la responsabilité israélienne sur les morts palestiniens et comme un aveu de sionisme (entendu comme projet de domination coloniale). De l’autre, la possibilité, même abstraite, que des Juifs puissent commettre un génocide devient impensable. Et Corcuff de conclure, en citant Bourdieu, sur le besoin d’éviter la loi de cécité ou des lucidités croisées, qui impose une logique selon laquelle le confusionniste est toujours l’autre.

Albert Herszkowicz, coanimateur du RAAR et fondateur de l’association Mémorial 98, reprend l’image d’une faille lors de sa communication au même colloque, en parlant d’une « ligne de crête » après le 7 octobre. Ainsi, s’il a toujours défendu le droit de lutter contre l’antisémitisme « sans que l’on nous bassine avec le Moyen-Orient », il se dit conscient du fait que le 7 octobre a changé la donne. Constatant la radicalisation du camp politique au sein duquel il veut agir, il relève un double défi. D’une part, dénoncer l’antisémitisme et le racisme partout, tout en convainquant la gauche de l’importance de la lutte contre l’antisémitisme. D’autre part, faire face à la difficulté d’échapper à la mécanique « campiste »[4], dominante dans l’après 7 octobre. Cette mécanique, continue Herszkowicz, renforce deux positions problématiques, car essentialistes. Premièrement, faire un présupposé de l’affirmation du caractère génocidaire des actions des gouvernements israéliens successifs depuis la création de l’État. Deuxièmement, nier que des Juifs puissent commettre un génocide, comme si une identité collective particulière empêchait de participer à un tel processus. Dans un cas comme dans l’autre, on abandonne le terrain des faits pour entrer dans le domaine de la foi, où toute discussion est close.

Quand discuter des mots fait oublier les choses

Donner un nom aux choses fait partie du processus de compréhension… à condition de ne pas en faire notre but ultime. Car, dans ce cas, on ne cherche plus à comprendre un évènement, mais à le faire rentrer dans notre vision du monde, par la force s’il le faut. Il n’est pas nécessaire de qualifier la riposte militaire israélienne de génocide pour la dénoncer et demander qu’elle s’arrête : la qualification de « crimes de guerre » et de « crimes contre l’humanité » a déjà été adoptée par la CPI. S’accrocher au mot et accuser tous ceux qui ne l’utilisent pas de « nier le génocide » est une approche égocentrée, qui s’éloigne de la dénonciation des conditions de vie insupportables auxquelles est soumise la grande majorité de la population gazaouie et s’égare dans les affres de la concurrence victimaire. De surcroît, ce procédé fait fi du sort des victimes de l’attaque de l’Hamas (tant des plus de 1.200 personnes assassinées ce jour-là que des 251 prises en otage, dont des dizaines encore en captivité à Gaza). Comme si les actions militaires israéliennes, indubitablement meurtrières, n’avaient pas été précédées par une attaque terroriste centrée sur des cibles civiles aux proportions inédites. D’autre part, se centrer sur le « débunkage »[5] des accusations du génocide, minimisant au passage en tant que « victimes collatérales » les dizaines de milliers de morts palestiniens, relève du même type de vision borgne. Se focaliser sur des mots au prix d’invisibiliser des victimes, d’un côté ou de l’autre, frôle l’indécence. Qu’on se le dise, la compassion véritable n’est jamais unidirectionnelle. C’est dans ce sens que l’ajout de discrets rubans jaunes[6] à côté des graffitis « Free Gaza » ou « Free Palestine » sur des murs bruxellois est constructif. Il n’efface pas le message d’origine, il le complète : il n’y pas de concurrence entre des demandes de justice. 

[1] Des propos de Guillaume Meurice (Nétanyahou défini comme « nazi sans prépuce ») et de Blanche Gardin (« Depuis le 7 octobre, je suis antisémite ») d’un côté, et de Raphaël Einthoven (qui aurait relativisé la responsabilité israélienne sur les morts palestiniens) de l’autre, sont donnés comme exemples de cette polarisation.

[2] L’Afrique du Sud reprend ces accusations et engage une procédure contre l’État d’Israël auprès de la Cour internationale de Justice (CIJ) pour violation de la Convention contre le génocide le 29 décembre 2023.

[3] La CPI a également délivré un mandat d’arrêt à l’encontre de Mohammed Diab Ibrahim Al-Masri, sous les mêmes chefs d’inculpation. Les deux autres hauts responsables du Hamas qui avaient été accusés par le procureur, Ismail Haniyeh, et Yahya Sinwar, avaient déjà péri à Gaza.

[4] Le campisme est une posture ou une position politique qui consiste à soutenir inconditionnellement un camp ou un groupe en opposition à un autre, souvent dans des contextes géopolitiques.

[5] Démonstration de la fausseté d’un concept ou d’une théorie.

[6] Le ruban jaune exprime la solidarité pour les otages du Hamas à Gaza.

Écrit par : Alejo Steimberg
Animateur à « La haine, je dis NON !

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