Cyniques, idéologues et idiots utiles

Elie Barnavi
Le bloc-notes d’Élie Barnavi, ancien ambassadeur d’Israël
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La guerre de Gaza va bientôt entrer dans son cinquième mois et nous sommes loin d’en voir la fin. On aura, hélas, l’occasion d’y revenir. Disons en attendant ce que nous savons déjà : jamais campagne militaire n’a été conduite de cette manière, en aveugle, sans buts de guerre clairement définis ni le moindre plan pour le « jour d’après ».

Les Américains, eux, semblent avoir un plan, que Thomas Friedman, l’influent éditorialiste du New York Times qui sert de conseiller officieux du président pour le Proche-Orient, a baptisé la « doctrine Biden ». Selon lui, cette doctrine comprend une stratégie agressive d’endiguement de l’Iran et de ses supplétifs ; une initiative diplomatique pour la création d’un État palestinien en Cisjordanie et à Gaza ; et un pacte de sécurité entre les États-Unis et l’Arabie saoudite assorti d’une normalisation entre celle-ci et Israël.

Ainsi, dans la foulée du 7 octobre, Washington a remis la solution à deux États à l’ordre du jour de sa diplomatie. Sauf à Jérusalem et dans les capitales de « l’axe de résistance », c’est d’ailleurs désormais le cas partout. Les Européens cherchent à se doter d’une « feuille de route » pour y parvenir, de concert avec Washington et les États arabes. Et il est significatif que l’idée de la reconnaissance immédiate et inconditionnelle de l’État de Palestine soit évoquée aussi bien par Emmanuel Macron que par David Cameron, le secrétaire au Foreign Office. Bref, les chancelleries, fébriles, cherchent les voies d’une sortie, par le haut, du trou où la guerre de Gaza a plongé Israéliens et Palestiniens et qui menace d’engloutir l’ensemble de la région.

Israël a choisi de rester dans le trou. Le 21 février, la Knesset a voté à 99 voix contre 11 en faveur d’une déclaration du gouvernement s’opposant à la reconnaissance « unilatérale » d’un éventuel État palestinien. Seuls les partis arabes ont voté contre. Même les quatre députés du Parti travailliste n’ont pas osé s’opposer et ont voté avec leurs pieds. Nous sommes contre l’unilatéralisme, c’est bien connu. L’État d’Israël n’eût jamais vu le jour sans l’accord gracieux des Arabes et la colonisation des Territoires n’a rien d’« unilatéral », qu’à Dieu ne plaise.

Le vrai problème est à Washington, pas à Jérusalem. Les Américains ne se sont pas encore résolus à employer les grands moyens pour faire plier Netanyahou. Tant que les armes, les munitions et l’argent continueront d’affluer sans contrepartie, celui-ci n’a aucune raison de se montrer accommodant. Mieux, résister aux pressions américaines lui permet de rallier sa base autour de sa personne ; n’est-il pas, comme il ne cesse de le marteler, le seul rempart contre la création d’un État palestinien ?

Il n’empêche, les lignes bougent. En novembre dernier, au Parlement européen à Strasbourg, puis derechef à Bruxelles, je m’étonnais devant les élus qu’aucun État membre n’ait jugé bon d’imposer des sanctions aux colons de Cisjordanie qui terrorisent impunément leurs voisins palestiniens. Preuve par l’absurde de la pusillanimité européenne, c’est des États-Unis qu’est venu le premier geste en ce sens. Le 2 février 2024, un ordre présidentiel a sanctionné quatre colons extrémistes, dont les actes « portent atteinte à la sécurité d’Israël au risque de déstabiliser l’ensemble du Proche-Orient, menaçant (ainsi) les agents et les intérêts des États-Unis ». Des mesures similaires ont été ensuite prises par Londres, le 12 février, et par Paris, le lendemain. Une décision unanime de l’Union européenne dépend, comme toujours, du bon vouloir des Hongrois. On peut à juste titre s’étonner que l’on frappe de sanctions les hommes de main, mais non leurs mandants au sein du gouvernement et de la Knesset. On est en droit de supposer que cela viendra. Feuilleton à suivre.

Sur le front diplomatique, une déclaration présidentielle du Conseil de sécurité des Nations Unies publiée le 19 février exprime « une profonde préoccupation et une profonde consternation » face aux projets israéliens de légaliser les avant-postes de Cisjordanie et d’étendre la construction de colonies. Assurément, il ne s’agit pas d’une résolution contraignante, mais d’un texte largement symbolique et dont le but est précisément d’éviter à Washington d’user une fois de plus de son droit de veto au Conseil de sécurité, au mépris de ses propres positions. Mais c’est un pas de plus sur le chemin qui inexorablement y conduit.

Le 20 janvier 2024, le Hamas a publié un document intitulé « Opération Déluge al-Aqsa : Notre récit », destiné à justifier l’attaque du 7 octobre. D’emblée, l’organisation place l’opération dans sa dimension historique : « La bataille du peuple palestinien contre l’occupation et le colonialisme n’a pas commencé le 7 octobre, mais il y a 105 ans, incluant 30 ans de colonialisme britannique et 75 ans d’occupation sioniste. » Oubliez la guerre des Six-Jours, l’occupation des Territoires palestiniens et la colonisation : « Une occupation est une occupation, peu importe la manière dont elle se décrit ou se nomme. » Israël, dans ses frontières d’avant 1967, est une puissance occupante, ses citoyens sont tous des colons, les kibboutzim frontaliers qui ont subi le pogrom du 7 octobre sont des colonies. Rien de neuf dans cette version de l’histoire, sauf que ce samedi-là, le Hamas n’a pas fait que remettre la question palestinienne à l’ordre du jour international ; il a aussi imposé ce récit à de larges pans de l’opinion publique mondiale.

En effet, dans cette entreprise de légitimation de sa philosophie djihadiste et génocidaire, il dispose d’alliés nombreux, que l’on peut ranger en trois catégories : les cyniques, les idéologues et les idiots utiles. Les cyniques, dont la figure de proue est Benjamin Netanyahou, ont cru pouvoir utiliser le Hamas pour diviser les Palestiniens et empêcher à jamais la création d’un État palestinien. On en a beaucoup parlé, y compris dans ces colonnes. Les idéologues sont pour l’essentiel des islamistes, des gauchistes ou une combinaison des deux. Les idiots utiles sont ceux qui, au nom de la « convergence des luttes » et de la haine de l’Amérique et de l’Occident, voient dans le Hamas et le Hezbollah des membres de droit de la « gauche globale » (Judith Butler) et ferment pudiquement les yeux sur les aspects les moins plaisants de ces frères de combat : la misogynie, la xénophobie, l’homophobie, et j’en passe. Les plus tragiquement comiques de ces personnages sont les « Queers for Palestine », dont on a pu dire qu’ils étaient l’équivalent de « Chickens for KFC ». Ne rions pas, les jeunes écervelés des campus américains et européens d’aujourd’hui seront les adultes de demain, et même si, à l’instar des maoïstes d’antan, une partie d’entre eux s’éveilleront de leurs illusions, cela augure mal de l’avenir d’Israël parmi les nations.

Or, dans cette vaste alliance pro-Hamas, Israël occupe une place d’honneur, et pas seulement à cause de Netanyahou. En effaçant systématiquement la Ligne verte (la frontière d’armistice entre le territoire souverain de l’État juif et la Cisjordanie), en multipliant les colonies et en plaçant le Grand Israël au cœur de l’ethos national, nous avons de notre propre fait déplacer la ligne de revendication palestinienne de 1967 à 1948. Nous voulons l’ensemble de la terre de nos ancêtres, de la mer au Jourdain ? Nous aussi, rétorque le Hamas.

J’ai bien connu Robert Badinter, l’un des très rares véritables « grands hommes » qu’il m’ait été donné de croiser. Je n’ai pas grand-chose à ajouter au flot d’hommages qui s’est déversé sur son nom depuis sa disparition, sinon que j’éprouvais pour lui un mélange, rare lui aussi, d’admiration et d’affection. Il aura sa place, naturelle, au Panthéon, sanctuaire froid et solennel. Il en gardera une dans le sanctuaire chaud du cœur et de la mémoire des gens de bien.

La dernière fois que je l’ai vu, ce fut par visioconférence, lors de la soirée organisée le 27 mars dernier par JCall au Parlement européen de Bruxelles. Le titre en était « Sauver la démocratie israélienne », et, tout fatigué qu’il fût, il a tenu à y participer. Israël lui tenait au cœur, la démocratie aussi, et dissocier les deux, comme Netanyahou et ses gens étaient en train de le faire avec leur coup d’État judiciaire, lui était insupportable.  

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Elie Barnavi
Historien, professeur émérite de l’Université de Tel-Aviv et ancien ambassadeur d’Israël