L’exposition Style Congo. Heritage & Heresy, qui s’est terminée le 3 septembre au CIVA (Centre International pour la Ville et l’Architecture) à Bruxelles, questionnait les liens esthétiques et politiques entre l’Art nouveau et le colonialisme. L’essor de l’Art nouveau belge coïncide avec l’exploitation du Congo par l’État Indépendant (EIC) de Léopold II. En tant qu’œuvres d’art totales, les pavillons du Congo, conçus pour des expositions internationales et coloniales de 1885 à 1958, servent de plateforme à la propagande coloniale légitimant l’exploitation du Congo et de ses populations. Cœur de l’exposition, l’installation « Congolisation », se constitue d’un choix de documents visuels montrant que « les architectes belges se sont appropriés et ont exploité la culture matérielle et la nature congolaise ». Destinées à dialoguer avec cette sélection d’archives, documentant les « représentations/appropriations » du Congo par de grands noms du modernisme en Belgique, des œuvres d’art contemporain pointent du doigt les racines coloniales de leurs projets et incitent le visiteur à reconsidérer sa perception de bâtiments Art nouveau devenus des icônes de la culture belge. Un patrimoine à décoloniser ? Ainsi, une série de portraits de Belges afro-descendants pris en photo par Chrystel Mukeba dans des maisons les plus emblématiques de l’Art nouveau bruxellois, tels le Musée Horta et l’Hôtel Van Eetvelde, sont une « réappropriation symbolique » de ce patrimoine d’inspiration coloniale.
Comme l’évoque Debora Silverman dans sa contribution au catalogue de l’exposition, Henry Van de Velde joue un rôle central dans l’essor de l’Art nouveau belge que cette historienne de l’art américaine qualifie de « modernisme impérial ». Van de Velde reçoit sa première commande officielle pour le pavillon du Congo construit à Tervueren à l’occasion de l’Exposition internationale de Bruxelles en 1897. Edmond van Eetvelde, proche collaborateur de Léopold II, confie à van de Velde et trois autres artistes du courant Art nouveau (Hankar, Serrurier-Bovy et Hobé) la conception de l’architecture intérieure de cette section coloniale de l’exposition où sont mis en scène des sculptures chryséléphantines, œuvres d’artistes belges, tels Philippe Wolfers et Charles Samuel, des objets ethnographiques, et surtout les produits du commerce entre le Congo et la métropole, tel le caoutchouc. Cette remarquable œuvre d’art total, créée à l’aide de matières premières provenant du Congo, donne une reconnaissance publique à l’Art nouveau, que certains nomment alors le « Style Congo ». Silverman conclut son analyse de ce moment fondateur en citant un texte de van de Velde qui attribuait l’explosion de l’Art nouveau à trois sources de vitalité : l’avant-garde artistique, opposée aux styles du passé, le socialisme militant et l’entreprise coloniale de Léopold II.
L’AfricaMuseum de Tervuren présenté comme un Auschwitz belge
Le titre de l’exposition, et le discours qui l’accompagne ciblent la dimension colonialiste de l’Art nouveau tendant à légitimer les analyses réductrices de certains tenants de la décolonialité, telle que Laura Nsengiyumva. Selon cette « artiviste, alliant sa pratique artistique à son engagement militant », les objets du Congo, en particulier l’ivoire et les bois exotiques « sont à l’origine de l’Art nouveau en tant que mouvement artistique » et « l’Art nouveau repose sur le commerce colonial de l’ivoire ». Pourtant, la technique de sculpture chryséléphantine est attestée depuis la Grèce antique, plus de deux millénaires avant sa réutilisation par l’Art nouveau et l’Art déco. Les origines du cubisme ne se réduisent pas à l’appropriation de modèles africains par Braque et Picasso. La Maison du Peuple de Horta, édifiée par les ouvriers et artisans socialistes témoignait-elle aussi du Style Congo ? L’exposition s’accompagnait de conférences, symposiums et visites guidées « décoloniales » de Bruxelles. Que penser d’un intervenant de ce programme public, guide de l’AfricaMuseum de Tervuren et qui, dans ses propos, fait de ce musée un Auschwitz belge, haut-lieu de la mémoire du « génocide congolais » ?
Aux Pays-Bas, l’exposition Slavernij en 2021 au Rijksmuseum évoquait le rôle majeur joué par la compagnie néerlandaise des Indes occidentales (WIC) et celle des Indes orientales (VOC) dans la traite négrière. Les Provinces-Unies au « Siècle d’or » sont une nation esclavagiste avec des colonies aux Caraïbes (Suriname et Curaçao), en Afrique du Sud et en Indonésie. La Kunsthal de Rotterdam a accueilli cet été « [Re]Connaître Reconstruire », à l’occasion du 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage à Suriname et aux Antilles néerlandaises. La commissaire de cette exposition, Patricia Kaersenhout, artiste féministe d’origine surinamienne, est l’auteur du Monument van Vlucht en Verzet, inauguré à Utrecht le 30 juin. Le 1er juillet à Amsterdam, le roi Willem-Alexander a ouvert la Herdenkingsjaar Slavernijverleden, en présentant ses excuses officielles pour l’implication du pays dans la traite et l’esclavage.
Réalisée en collaboration avec le Musée Bojmans Van Beuningen, l’exposition à la Kunsthal rassemble un bric-à-brac d’œuvres d’art et d’objets de la culture populaire ou du quotidien, ponctué d’œuvres contemporaines de jeunes artistes racialisés, dans un parcours divisé en cinq cabinets de curiosités (wonderkamers) intitulés successivement : le Déni, la Culpabilité, la Honte, [Re]Connaître, Reconstruire. Concevant l’exposition comme une installation d’art totale pour faire connaître l’histoire coloniale de Rotterdam, Patricia Kaersenhout inverse la perspective occidentale en présentant « la culture blanche dominante » comme une curiosité. Aux murs, pas de cartels identifiant les objets exposés, une omission volontaire censée stimuler les libres associations d’objets et d’images faites par le visiteur, une fois qu’il a lu le texte présentant chaque cabinet. Wonderkamer de la Honte : Crying Girl (1963), une lithographie de Roy Lichtenstein, renvoie aux « larmes de femmes blanches » (White Women’s Tears), une stratégie qu’utilisent les Blanches pour maintenir leurs privilèges raciaux lorsque leur attitude ou leurs propos sont remis en question. Le cabinet de la Culpabilité montre les Trieuses de café (1886), de Isaac Israëls, peintre juif d’Amsterdam, illustrant l’importation du café des Indes néerlandaises et l’implication des plus humbles dans l’entreprise coloniale. Dans ce même cabinet, une statue renversée de Piet Hein, corsaire rotterdamois, célèbre pour avoir capturé la Flotte de l’Argent espagnole, et auteur du massacre des habitants des îles Banda (Indonésie), hostiles au monopole hollandais du commerce de la noix de muscade.
Ce cabinet de la Culpabilité montre aussi trois objets associés à Lodewijk Pincoffs, homme d’affaires de Rotterdam, fondateur en 1868 de l’Association commerciale africaine, propriétaire de nombreuses factoreries sur les côtes africaines et au Congo. Selon le petit guide du visiteur de l’exposition, il y employait des travailleurs « réduits en esclavage ». Un luxueux surtout de table en argent, représentant un éléphant avec son cornac africain et symbolisant l’Afrique, est offert à Pincoffs pour son 25e anniversaire de mariage. Wonderkamer de la Honte : un pot à tabac en faïence, à l’effigie de Pincoffs, date d’après sa fuite à New York, causée par la faillite frauduleuse de son entreprise (1879). Le guide du visiteur cite le « rôle important » de Pincoffs dans la création d’un port moderne à Rotterdam sur l’île de Feijenoord, mais ne dit rien de la clameur antisémite que déchaîne la déroute financière de cet immigrant de la deuxième génération, Juif polonais, originaire de Pińczów… Patricia Kaersenhout est peu sensible à de tels détails.
Comme le montre Visions of Possibilities, sa rétrospective au musée Bonnefantemuseum de Maastricht, toute son œuvre évoque la mémoire de l’esclavage, du colonialisme et du racisme blancs, ainsi que les violences dont sont victimes les corps noirs, et en particulier les femmes. Sa volonté déclarée d’impliquer les visiteurs dans la réalisation de ses œuvres laisse dubitatif tellement le cadre militant de son art décolonial privilégie les lectures très orientées du passé colonial. Pour décoloniser l’Art et ses musées, faut-il laisser champ libre aux approches réductrices, si pas inquisitoriales, d’artistes et autres acteurs culturels racialisés dont les analyses essentialistes militantes favorisent les visions manichéennes de l’Histoire ?
Expositions
[H]Erkennen Herbouwen – Wonderkamers van het Rotterdams koloniaal verleden, jusqu’au 29 octobre 2023, mardi à dimanche 10-17h
Kunsthal Rotterdam, Museumpark, Westzeedijk 341, 3015 AA Rotterdam
Patricia Kaersenhout : Visions of Possibilities, jusqu’au 5 novembre 2023, maardi à dimanche 11-17h
Bonnefantenmuseum, Avenue Ceramique 250, 6221 KX Maastricht