« Je veux clarifier quelque chose, pour que vous le sachiez : tout le drame entre moi et mon ami Bibi, toutes ces années, n’était qu’un complot pour créer du matériel pour Eretz Nehederet. C’est la seule chose qui comptait. Nous voulions juste nous assurer que les scénaristes aient du bon matériel. » Un tonnerre de rires a déferlé sur le Jérusalem International Convention Center lorsque Barack Obama y a prononcé ces mots en 2013. L’homme le plus puissant du monde rendait hommage à l’émission satirique chérie des Israéliens. Derrière l’ironie mordante pointait une touche de vérité puisque ce sont bien les crises, les scandales et autres polémiques qui font le sel de ce divertissement. Et son succès phénoménal depuis bientôt 20 ans.
Au jeu des comparaisons, on pourrait dire qu’Eretz Nehederet (« un pays merveilleux ») est un mélange entre le Saturday Night Live pour le côté sketchs enregistrés en public, avec sa tranche de faux journal télévisé au milieu, et des Guignols de l’info pour le côté marionnettes. Sauf que dans la version israélienne, ce sont les comédiens qui prêtent leurs traits aux personnalités politiques et médiatiques et se glissent littéralement dans leur peau grâce à un maquillage en silicone bluffant, qui laisse néanmoins toujours voir l’acteur, ce qui rajoute au comique.
Miroir de la société israélienne
A l’origine, l’émission comptait quelques imitations et surtout des scénettes humoristiques. Le tout premier sketch mettait en scène Luba, une vieille caissière de supermarché interprétée par le comédien Tal Friedman, à l’hébreu hésitant teinté de fort accent russe, si patiente, si polie et si décalée face aux hordes de clients qui la pressent « Yalla ! Yalla ! ». Alors Luba se lamente : « Pas de travail, pas de langue, c’est dur, dur ! ». Le lendemain de sa diffusion, alors que le pilote de l’émission était plutôt moyen, tout le monde ne parlait que du sketch. Luba a fini par faire les gros titres du Yedioth Aharonot, ses répliques sont devenues cultes. Elle a non seulement sauvé le programme, mais lui a donné son ton unique.
Depuis, on ne compte plus le nombre d’expressions venues d’Eretz Nehederet passées dans le langage courant, de l’exclamatif « To-ov ! » (bi-ien) ou du drôlatique « parle doucement », qui tient de l’oxymore en Israël, jusqu’au cultissime « Mais il se prend pour qui ? Alain Delon ? », lancé à tour de bras par un Israélien bedonnant, avachi en marcel devant sa télévision.
Luba s’en est allée, d’autres personnages marquants ont rejoint l’émission, composant une grande fresque sociale tant les scénaristes Muli Segev, David Lifshitz et Assaf Shalmon ont le don à chaque saison de croquer la société israélienne et ses défauts. On y croise une jeune qui fait téchouva dont le tatouage dans le cou trahit son passé de fêtarde, deux policiers gays de la brigade cycliste de Tel-Aviv tout de rose vêtus, une pharmacienne arabe voilée d’un optimisme à tout épreuve, un maire de périphérie aussi sympathique que corrompu, un couple de nouveaux riches et leurs enfants Loréal et Lancelot ou encore l’austère Rachel, qui chante dans les colonies et en pince secrètement pour sa pianiste.
L’émission a lancé nombre de comédiens. Elle est si bien réalisée et performante qu’elle attire aussi des acteurs confirmés. Ainsi Lior Ashkenazi et Alma Zak, à l’affiche du film Footnote ou encore Assi Cohen, inoubliable dans les séries Hatufim (Homeland) et Betipoul (en thérapie), font partie de la troupe. Certaines chansons humoristiques interprétées par Cohen sont devenues des tubes. Et preuve que l’émission fait des carrières, ses comédiens sont si célèbres que pendant les pauses, ce sont encore eux que l’on retrouve en vedette dans des spots de pub.
La satire politique, un besoin vital
Cependant, si Eretz Nehederet est cette « startup devenue un succès monstrueux », pour reprendre Alma Zak, elle le doit surtout à la satire politique. Depuis deux décennies, l’émission dissèque avec gourmandise le microcosme politique. Elle expose les mensonges, les compromissions, traque le vilain geste et la petite phrase. « Notre boulot en face des politiques est d’ôter leurs masques. Nous mettons en avant les défauts qu’ils essaient de dissimuler », explique Muli Segev. Ce n’est pas forcément beau à voir, mais les fous rires sont garantis. Benny Gantz (interprété par Lior Ashkenazi) y apparaît comme un grand benêt ignorant tout de la chose politique, Yaïr Lapid un beau parleur au bagout de boxeur, et Naftali Bennett un enfant capricieux qui pleurniche « Laissez-moi tranquille ! ». Quant à la passionaria de droite Miri Regev, l’une des stars du show, elle est campée par l’acteur Yuval Semo à la voix de poissonnière, démagogue à souhait.
Celui qui règne sans partage sur ce petit cirque politique est évidemment Benjamin Netanyahou, mi-monarque, mi-parrain, faisant tantôt figure de despote non éclairé, tantôt de bandit sans scrupules, charmeur et charismatique avec ses gros cigares et son accent yankee, même si parfois sa teinture grise vire au violet ou que son nez s’allonge comme celui de Pinocchio. Après huit élections couvertes par Eretz Nehederetet un procès en cours pour corruption, il reste avec son épouse Sara et leur fils Yaïr la cible favorite des scénaristes. Le sketch qui les dépeint en Louis XVI et Marie-Antoinette est à hurler de rire ; celui où ils sont revêtus d’une combinaison orange de détenus peut faire grincer des dents.
A chaque fois, il s’agit de piquer là où ça fait mal. Sans tabou ni limite. Comme lors de la soirée électorale de 2009 quand Avigdor Liberman (génial Assi Cohen) est apparu en direct dans un long manteau noir de gestapiste, entouré d’une bande de gros bras et d’un berger allemand. Depuis, l’émission est en direct chaque soir d’élections. Le cru 2022 promet d’être piquant au vu de la première de la saison : le kahaniste Itamar Ben-Gvir y chante avec Netanyahou sur l’air de la comédie musicale Les Producteurs de Mel Brooks Springtime for Hitler.
« Pour Lieberman, nous-mêmes on s’est demandé si on n’allait pas trop loin », admettent David Lifshitz et Assaf Shalmon. Avant de renchérir : « Et puis parfois, on veut sciemment bousculer les gens ». #MeToo et les violences faites aux femmes, le racisme ordinaire, la colonisation derrière le mur de Sécurité dont on retrouve d’ailleurs des pans dans le décor ; rien n’échappe à leur plume aiguisée. La guerre est évidemment présente : deux savants fous menacent Israël depuis une centrale nucléaire iranienne, tandis qu’à Gaza, le chef du Hamas Yahya Sinwar inscrit sur son calendrier les dates du prochain conflit comme on pose ses vacances. Il faut bien rire de ses peurs. « Les shows satiriques en Israël sont un besoin vital. Parce que c’est la seule façon de gérer le quotidien ici », remarque Muli Segev. « Et puis quand c’est trop dur, on en fait une chanson ». Elor Azaria, le jeune soldat franco-israélien qui a achevé un terroriste désarmé au sol, chante être « un pauvre garçon » sur Bohemian Rhapsody des Queen : « Mama, ohh, je viens de tuer un homme. Il y en a des milliers comme moi, mais j’ai eu le malheur d’être filmé ».
Un « courage niveau Charlie Hebdo »
Etonnamment, les plus gros scandales concernent rarement la politique. La tirade du personnage de Shauli appelant l’an dernier à une « guerre civile » pour sortir le pays de l’impasse politique a été saluée comme un choc salutaire. Dans un pays où le droit au blasphème n’existe pas, ce sont les sketchs sur les religieux qui font surtout jaser. En 2021, l’émission a dénoncé l’impunité dont jouissent les ultra-orthodoxes, en montrant le rabbin Haïm Kanievsky, grabataire marmonnant en yiddish dans sa barbe pour dicter la politique sanitaire à son petit-fils devant un Netanyahu aux ordres. Le scandale fut tel que la ministre Omer Yankelevich appela la chaîne 12 à supprimer la séquence. « Si une émission satirique doit réfléchir à deux fois avant d’imiter un rabbin, aussi grand et respecté soit-il, alors nous devons réexaminer les niveaux de liberté d’expression dans notre pays », s’est insurgé le député Yesh Atid Yoel Razvozov. Le sketch fut diffusé, suivi d’un tollé. Le présentateur Eyal Kitsis fut harcelé. Mais beaucoup d’autres louèrent son audace. « Le niveau de courage d’Eretz Nehederet ce soir : Charlie Hebdo », écrit l’influenceur Raz Tsipris. Une fois encore, l’émission avait visé juste.
Les personnes caricaturées se plaignent rarement de l’émission. « Les premiers temps, beaucoup de politiques ont essayé de nous contacter », se souvient le directeur de la chaîne Avi Nir, « mais ensuite de moins en moins ». Devenir un personnage d’Eretz Nehederet est une consécration. Yuval Semo raconte être tombé par hasard sur Miri Regev : « Elle s’est ruée vers moi. Et puis elle m’a enlacé et a demandé à son mari de faire un selfie. »
Finalement, mieux vaut en être, même si ce n’est pas flatteur, que de ne pas exister. En 2013, Netanyahou est même venu saluer son double sur le plateau ; la meilleure façon de s’attirer la sympathie du public. Ehoud Barak, alors ministre de la Défense, avait fait de même en 2008. En réalité, cela participait d’une opération de ruse militaire pour endormir le Hamas. Le lendemain matin, Tsahal lançait l’opération Plomb durci à Gaza. Ah vraiment, Israël est « un pays merveilleux » !