Fanny and Alexander, du cinéma à l’opéra

Nicolas Zomersztajn
En cette fin d’année, le Théâtre royal de La Monnaie, propose en création mondiale Fanny and Alexander. Grâce au travail du compositeur suédois Mikael Karlsson et du librettiste américain Royce Vavrek, le chef d’œuvre cinématographique d’Ingmar Bergman entre à l’opéra par la grande porte.
Partagez cette publication >

« Le monde extérieur est vaste, et parfois le petit monde dans lequel nous évoluons réussit à refléter le grand monde », déclare, le soir de Noël, le personnage d’Oscar Ekdhal, acteur de théâtre et père de Fanny et Alexandre. Cette affirmation souligne la centralité du théâtre dans le cinéma d’Ingmar Bergman : non seulement le sixième art constitue une influence esthétique et narrative majeur, mais également comme un fil rouge artistique qui imprègne tout son cinéma. Ce n’est donc pas un hasard si le théâtre est célébré dans ce film que Bergman considérait comme sa lettre d’adieu au cinéma, l’aboutissement de sa carrière cinématographique.

Cette singularité de Bergman n’a évidemment pas échappé au compositeur Mikael Karlsson, au librettiste Royce Vavrek ni au metteur en scène Ivo Van Hove qui ont fidèlement suivi la trame de l’histoire de Fanny and Alexander.

Monde à la fois artistique et bourgeois

Dans son appartement de bourgeoise cossue, Helena Ekdhal, une matriarche veuve d’un riche commerçant qui avait acheté le théâtre de la ville, veille aux derniers préparatifs de la fête de Noël : sapin décoré, cadeaux, repas. Ancienne comédienne, Elle a délégué la direction de ce théâtre à son fils aîné Oscar, marié à une actrice, Émilie. Ce couple a deux enfants, Alexandre et la petite Fanny. Carl, le deuxième fils d’Helena, est un professeur qui boit et manque toujours d’argent. Il a épousé Lydia, une Allemande placide qu’il rend responsable de ses échecs et sur laquelle il reporte ses rancœurs, mais dont il ne peut pas se passer. Gustaf Adolph, le troisième fils, est propriétaire d’un restaurant, aime la vie, et assouvit ses appétits sexuels avec les femmes de chambre. Il y a enfin l’antiquaire juif Isak Jakobi, appelé par tout le monde « Oncle Isak » même s’il n’est pas, en réalité, l’oncle de la fratrie. C’est dans ce monde à la fois artistique et bourgeois que vivent heureux Alexandre et sa sœur Fanny.

Mais le bonheur de ces deux enfants s’interrompt quand Oscar meurt sur scène en répétant le rôle du fantôme dans Hamlet. Émilie reprend la direction du théâtre mais, au bout d’un an, épuisée, décide d’arrêter, et de se remarier avec l’archevêque Edvard Vergerus. S’ouvre alors la deuxième partie du spectacle, bien différente de la première, qui va voir Émilie et ses enfants, subir la folie dominatrice de cet archevêque séduisant et vertueux en apparence, mais en réalité monstrueux, vénal, jaloux, hypocrite, sadique et antisémite.

Dans ce presbytère sombre et austère, Alexandre doit affronter son beau-père qui le hait et veut le plier à sa discipline cauteleuse, tel David Copperfield chez Dickens. Vergerus lui inflige de sévères punitions tout en prétendant l’aimer, et force Émilie à renier la famille Ekdhal. Cette dernière tente d’intervenir pour mettre fin à ce calvaire, mais en vain. Fanny et Alexandre sont gardés prisonniers et Émilie, constamment surveillée, perd sa beauté et tombe enceinte de Vergerus.

Fanny and Alexander, jusqu’au 19 décembre 2024 au Théâtre royal de La Monnaie.

Infos et réservations https://www.lamonnaiedemunt.be/fr

Cupidité et antisémitisme de l’archevêque Vergerus

Fanny et Alexandre surmontent les épreuves que leur infligent le destin grâce à l’ingéniosité et l’intervention « magique » de l’antiquaire juif Isak Jakobi. Il réussit à les délivrer des griffes de Vergerus en exploitant sa cupidité et ses préjugés antisémites comme des armes pour libérer les enfants. Dans un accès d’antisémitisme, Vergerus traite Jacobi de « putain de porc juif au nez crochu » et le jette à terre. Comme si cette agression antisémite l’avait chargé d’un pouvoir magique, Isak lève les poings vers le ciel et fait disparaitre les enfants que Vergerus s’efforce de maintenir en captivité.

En présentant Isak Jakobi comme un antiquaire, un maître de marionnettes, un prêteur sur gage un amant de la matriarche de la famille Ekdahl et un magicien, Bergman s’ingénue à déconstruire les stéréotypes antisémites concernant les personnages juifs dépeints comme des individus lâches et cupides. La complexité du personnage d’Isak met en évidence la manière dont Bergman explore les différentes facettes de condition juive ainsi que les défis auxquels elle est confrontée.

Le rêve peut devenir réalité

Dans la boutique d’Isak Jakobi, ce bric-à-brac encombré d’objets fascinants, de marionnettes et de poupées, toutes les frontières avec la réalité s’estompent, ce qui n’est pas sans lien avec la mystique juive dont Isak est un adepte ni avec les pouvoirs magiques de son mystérieux neveu, Ismaël Retzinsky. Incarné par l’impressionnant contre-ténor américain Aryeh Nussbaum Cohen, Ismaël aide Alexandre à comprendre que le rêve peut devenir réalité lorsqu’il est rêvé, qu’il peut lui permettre de s’émanciper.

C’est notamment dans cette scène que tout le dispositif musical inédit de Mikael Karlsson trouve son expression la plus aboutie. Mêlant allègrement instruments classiques et innovations technologiques, sa partition incorpore des sonorités électroniques. En collaboration avec l’équipe son et vidéo de La Monnaie, ce compositeur a mis au point un système audio surround immersif, utilisant des haut-parleurs disposés de manière stratégique dans le parterre, sur les balcons et même la coupole, permettant au public de vivre une expérience immersive. Autant d’innovations musicales auxquelles Ingmar Bergman n’aurait pas songé pour son film mais la combinaison audacieuse et inattendue du classique et de l’électronique crée finalement une connexion émotionnelle avec les scènes renforçant l’identité et la cohérence du récit.

S’abonner
Notification pour
guest
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
Découvrez des articles similaires

Le Dibbouk. Fantôme du monde disparu

Dans une foisonnante exposition mêlant théâtre, cinéma, musique, littérature, et culture populaire, le Musée d’art et d’histoire du judaïsme de Paris (MAHJ) explore la thématique du Dibbouk, ce mauvais esprit ou cette âme errante qui prend possession d’un vivant, selon une croyance qui s’est développée en Europe orientale à partir du XVIIIe siècle.

Lire la suite »